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de monstres, de désordres de toutes façons. Dieu pourrait convertir tous les hommes, empêcher tous les désordres : mais il ne doit pas pour cela troubler la simplicité et l’uniformité de sa conduite, car il doit l’honorer par la sagesse de ses voies, aussi bien que par la perfection de ses créatures. » En d’autres termes, par orgueil, par amour-propre, afin que la gloire resplendisse davantage, dieu sacrifie impitoyablement les malheureuses créatures qui lui doivent l’existence. Et Malebranche estime, en bon chrétien, qu’on aurait tort de le regretter. Ajoutons que, grâce à l’Incarnation du Christ, le tout-puissant a trouvé moyen d’élever l’univers jusqu’à lui, de le rendre divin : « L’Incarnation du Verbe est le premier et le principal des desseins de Dieu : c’est ce qui justifie sa conduite. » « Je prétends que c’est à cause de Jésus-Christ que le monde subsiste et qu’il n’y a rien de beau, rien qui soit agréable aux yeux de Dieu que ce qui a rapport à son Fils bien-aimé. » Il en donne la raison : « Car enfin l’Univers, quelque grand, quelque parfait qu’il puisse être, tant qu’il sera fini, il sera indigne de l’action d’un Dieu, dont le prix est infini. » On le voit, l’optimisme de Malebranche n’a rien de consolateur pour le genre humain ; il sacrifie les individus à la vanité du tout-puissant.

Celui de Leibniz est moins cruel, sans être plus solide. Ses raisonnements ont des allures rationnelles, mais demeurent au fond imprégnés de préjugés théologiques. « Je ne saurais, déclare Leibniz, approuver l’opinion de quelques modernes qui soutiennent hardiment que ce que Dieu fait n’est pas de la dernière perfection, et qu’il aurait pu agir bien mieux. Car il me semble que les suites de ce sentiment sont tout à fait contraires à la gloire de Dieu. » Si, entre une infinité de mondes possibles, le créateur a réalisé celui que nous observons, il avait une raison déterminante de ce choix, « et cette raison, on ne peut la trouver que dans les degrés de perfection propres à chacun de ces mondes, puisque tout être possible a un droit à prétendre à l’existence proportionné à la mesure de perfection qu’il enveloppe ». En conséquence, « Dieu a choisi le monde le plus parfait, c’est-à-dire qui est en même temps le plus simple en hypothèses et le plus riche en phénomènes ». Quant au mal, cette pierre d’achoppement des systèmes optimistes, Leibniz en distingue trois sortes : le mal métaphysique, c’est-à-dire l’imperfection de l’être créé ; le mal physique, qui se ramène à la souffrance ; le mal moral, ou péché. Or le mal du premier genre est fatal, puisque « Dieu ne pouvait pas donner tout à une créature sans en faire un Dieu ». L’imperfection, la limitation découlent nécessairement de la qualité de créature ; et ce mal, que dieu même ne saurait faire disparaître, explique déjà en partie les deux autres. D’ailleurs la souffrance, ou peine physique, a un domaine fort restreint, d’après Leibniz : « Si nous n’avions point la connaissance de la vie future, il se trouverait peu de personnes qui ne fussent contentes, à l’article de la mort, de reprendre la vie, à condition de repasser par la même valeur des biens et des maux, pourvu surtout que ce ne fût point par la même espèce : on se contenterait de varier, sans exiger une meilleure condition que celle où l’on avait été. » Et puis, par contraste, la douleur devient une source de joie : « Un peu d’acide, d’âcre ou d’amer, plaît souvent mieux que du sucre ; les ombres rehaussent les couleurs, et même une dissonance placée où il faut donne du relief à l’harmonie. Nous voulons être effrayés par des danseurs de corde qui sont sur le point de tomber, et nous voulons que les tragédies nous fassent presque pleurer. Goûte-t-on assez la santé et rend-on assez grâce à Dieu sans jamais avoir été malade ? Et ne faut-il pas, le plus souvent, qu’un peu de mal rende le bien plus sensible, c’est-à-dire plus grand ? » Ajoutons que la faiblesse de notre esprit et la courte durée de notre existence ter-

restre ne nous permettent pas de voir assez loin. « Le remède est tout prêt dans l’autre vie, et nous ne devons point murmurer contre un petit délai que la sagesse suprême a trouvé bon d’imposer aux hommes. » Naturellement, une explication différente s’impose lorsqu’il s’agit du mal moral, du péché, puisque dieu même s’en doit offusquer. Pour Leibniz, le créateur est cause de ce qu’il y a de matériel, de positif dans nos actes, non de ce qu’il y a de négatif, de formel. « Dieu est la cause de la perfection dans la nature et dans les actions de la créature, mais la limitation de la réceptivité de la créature est la cause des défauts qu’il y a dans son action. » Le tout-puissant ne veut pas directement le péché, il le permet seulement ; par une volonté antécédente, il tend vers tout bien en tant que bien, mais le succès n’appartient qu’à la volonté conséquente, « comme, dans la mécanique, le mouvement composé résulte de toutes les tendances qui concourent dans un même mobile et satisfait également à chacune, autant qu’il est possible de faire tout à la fois ». Tant mieux pour qui se satisfait de pareilles explications ! Le grand tort de Leibniz, comme de ses prédécesseurs, c’est de nager dans un pathos métaphysique, de se gargariser avec des mots, d’invoquer l’action de dieu, ce pantin inconsistant. Dans Candide, Voltaire couvre, avec raison, d’un ridicule inoubliable l’optimisme des penseurs chrétiens.

Condorcet eut le mérite de se cantonner dans le plan terrestre, en négligeant les fables théologiques. C’est sur un fait, qu’il croit incontestable, la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine, qu’il fonde son optimisme rationnel : « Si le perfectionnement indéfini de notre espèce, écrit-il, est, comme je le crois, une loi générale de la nature, l’homme ne doit pas se regarder comme un être borné à une existence passagère et isolée, destiné à s’évanouir après une alternative de bonheur et de malheur pour lui-même, de bien et de mal pour ceux que le hasard a placés près de lui : il devient une partie active du grand tout et le coopérateur d’un ouvrage éternel. Dans une existence d’un moment sur un point de l’espace, il peut, par ses travaux, embrasser tous les lieux, se lier à tous les siècles et agir encore longtemps après que sa mémoire a disparu de la terre. » Non sans raison, l’on reproche à Condorcet d’avoir négligé l’exactitude méthodique, la rigueur et la précision qu’exige le savoir positif. S’il a déserté les cieux, il s’attarde encore dans les nuages de l’abstraction et de l’idéologie. Nous voulons aujourd’hui qu’une part plus large soit faite à l’observation, à l’expérience ; nous écartons toute hypothèse n’ayant pour base que des suppositions non contrôlées. Comme les autres problèmes métaphysiques, celui de l’optimisme relève de la science expérimentale ; l’inconnaissable, imaginé par les positivistes, est un mythe que les penseurs contemporains ont trop longtemps pris au sérieux. Poussées assez loin, les mathématiques, la physique, la biologie, etc… se confondent avec la philosophie et fournissent des solutions aux problèmes transcendantaux.

De ce point de vue, il est encore impossible d’affirmer que les pessimistes ont tort, que les optimistes ont raison. Néanmoins, je dois reconnaître, malgré les tendances pessimistes de mon caractère, que la science actuelle favorise un optimisme relatif, du moins en ce qui concerne l’espèce. Que 1es individus s’y résignent, longtemps la mort restera l’ultime fin de leurs agitations ! Mais, grâce à la science, nos descendants parviendront à un degré de puissance que nous entrevoyons à peine. Dans deux études, Face à l’Éternité, Vouloir et Destin, j’ai montré que la destruction de notre globe n’impliquerait peut-être pas la disparition de nos descendants, ni surtout du savoir que les hommes auront accumulé. « Pour ces derniers, l’heure viendra de monter à l’assaut des étoiles, d’explorer l’univers, à la recherche de planètes sœurs, au sol neuf,