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ficiel : c’est se courber et ruser, qui sont choses naturelles, pour le moins fort, non s’insurger. Pour se révolter, le moins favorisé a dû vivre des siècles, des siècles et encore des siècles de vie artificielle.

A vrai dire, la ligne de démarcation entre le naturel et l’artificiel est aussi théorique et idéale que la ligne des frontières. On ne fait de l’artificiel qu’avec du naturel : le feu, l’agriculture, l’apiculture, l’élevage et la domestication en général, l’habitat, le vêtement, le pain, la bière, l’usage du char, du bateau, de l’animal de charge ou de trait, de la vapeur d’eau, du gaz, de l’électricité sont parmi les choses artificielles, mais toutes dépendent de l’exploitation des produits naturels du monde où nous évoluons. Boire un verre de vin, fumer une cigarette, vinaigrer une salade, n’est ni plus ni moins artificiel que presser sur un bouton pour que luise de la lumière ou appuyer sur un levier pour mettre un véhicule en marche.

L’usage ou le non usage de l’artificiel est question de goût ou d’opportunité personnelle et rien d’autre !

Rien d’écœurant comme les hautes cheminées de ces usines qui inondent de fumée un paysage ravissant. Rien de moins esthétique que ces immenses bâtiments dont les façades profilent, le long des artères des grandes cités, leur désespérante monotonie. S’ensuit-il qu’il faille faire fi de l’acquis scientifique, des moyens rapides de fabrication ou de locomotion, « revenir en arrière » en un mot ?

Qui le penserait, qui le voudrait ?

L’individualiste préfèrera l’express à la diligence, la charrue à tracteur à l’araire, les plus récents métiers au métier Jacquard et ainsi de suite. Plus son développement intellectuel grandira, plus sa vie s’intensifiera ; plus aussi il sentira la nécessité de réduire au strict minimum le temps exigé pour la fabrication des utilités les plus nécessaires au fonctionnement purement physique de son corps. Les « naturiens » objectent vivement que dans « la société future » personne ne se trouvera qui condescende à remplir certaines besognes, sales, repoussantes ou difficultueuses, tels les métiers de vidangeur, mineur ou même chauffeur de locomotive ; le travail, dans ladite société future, étant volontaire et non imposé.

Voici ce que répond l’individualiste anarchiste :

Que « la société future » demeure dans un avenir hypothétique ; qu’en l’attendant, ne pas se servir des progrès acquis, serait placer l’individualiste dans des conditions d’infériorité qui rendraient impossible sa vie de réaction contre le milieu. Dans « la société présente », seule intéressante pour l’instant, l’individualiste, au contraire, poussera au maximum l’emploi des applications scientifiques ou autres, destinées à augmenter sa force et à économiser son temps.



Ce long préambule était nécessaire pour expliquer ce qu’est « le naturisme individualiste », qui n’est apparenté ni à l’hygiène ni à un quelconque mouvement de retour à une nature ou à des mœurs prétendues idylliques.

Ce que les individualistes entendent par naturisme, c’est la réalisation de leur nature individuelle ; c’est la faculté, la possibilité — la liberté — de vivre, chacun d’eux, selon leur nature ou, ce qui revient au même, selon leur conception particulière et personnelle du « naturel », leur conception actuelle du moment.

Le naturisme individualiste ne nie pas l’association, certes, il est évident qu’il y a avantage et plaisir à se retrouver ou à œuvrer ensemble entre unités de même nature, à s’associer entre êtres adoptant la même ou à peu près la même définition du naturel. Ceux à qui

plaît le séjour des agglomérations urbaines font bien de s’assembler, comme ont raison de se réunir ceux qui aiment vivre en troglodytes ; de même pour les ascètes ou les épicuriens, etc.

Toute la question est qu’on se retrouve entre humains pour lesquels il est naturel de vivre tel ou tel genre de vie. Il est à redouter que dans tout milieu basé sur le conformisme social, on traque le naturisme individualiste, on entrave ses manifestations, parce qu’il est éminemment, asocial. Le conformisme social implique le contrat social obligatoire, une moralité grégaire, une opinion publique moyenne à laquelle se relativisent le naturel et le contre-nature, individuel comme collectif. Tout cela postule l’État, c’est-à-dire un organisme chargé de surveiller, tenir en bride, réduire à merci les non-conformistes : ceux qui veulent vivre selon leur nature.

La puissance immense de l’appareil gouvernemental contemporain est le résultat de l’énorme concentration des hommes sur certains points donnés, de la densité excessive de la population. La tyrannie, la dictature, la coercition politique, la contrainte sociale sont en rapport direct avec le plus ou moins d’esprit de masse ou de foule dont font montre ou qu’acceptent les hommes.

De tout ce qui existe d’artificiel, il n’est rien qui soit plus dangereux pour le présent ou l’avenir de l’humanité que le conformisme social. Et quand je dis conformisme social, je sous-entends : conformisme économique, conformisme éthique, conformisme éducatif, conformisme récréatif, etc., — réduction au gabarit de l’amorphe et du vulgaire de tous les gestes dont est susceptible la bête du troupeau.



Il n’y a que deux solutions en présence :

Ou le naturisme individualiste qui revendique pour chacun de ceux qui le veulent « le droit » de vivre sa vie selon sa nature (tempérament, instincts, goûts, imagination, etc.), à ses risques et périls, sous réserve de la réciproque à l’égard d’autrui ; et de s’associer pour vivre dans ce sens.

Ou le conventionalisme politico-social qui vise à refouler tempérament, instincts, goûts, imagination, etc. individuels, exerçant dans tous les domaines une censure répressive, au risque de mutiler la personne humaine dans sa sensibilité et son développement. Et cela au profit d’un étalon artificiel moyen, forgé pour la facilité de la surveillance et du parcage des troupeaux humains.

On sait que c’est la seconde solution qui a prévalu.

Ce n’est pas consoler que prouver par A + B que la société ne pouvait aboutir à autre ou meilleure combinaison. L’on n’en souffre pas moins, car le conformisme social traîne à sa suite, outre une maréchaussée en chair et en os, une armée de gendarmes moraux : préjugés, parti-pris, restrictions.

Faut-il se décourager ? nullement !

Rien n’est perdu si l’on trouve en soi le ressort pour fonder et faire vivre des milieux, des groupes, des îlots, où les naturistes individualistes peuvent tenter de vivre totalité ou partie plus ou moins grande d’une existence répondant aux réalisations vers lesquelles les pousse, les presse leur nature, sans se soucier si cela ne concorde pas avec le critère moral des salariés de la haute ou basse police des sociétés — sans se soucier si c’est ou non d’accord avec le naturisme des ascètes, des abstinents, des réformateurs de mœurs publiques ou privées, dont le moins qu’on puisse dire est qu’on ne les voit jamais désavoués par les dirigeants politiques et les profiteurs économiques. Les naturistes individualistes ne hissent pas de pavillons ostentatoires sur