Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/435

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
NAT
1779

grand nombre, la représentation ou le souvenir en sont demeurés dans les légendes et dans les usages papillaires qui se sont perpétués. Des origines totémiques sont certainement à la base du double mythe scandinavo-germanique d’Odin-Wotan, « Père des Loups », et latin des fondateurs de Rome nourris par une louve. Le loup a été l’ancêtre d’une infinité de tribus dans les régions où il a habité. Tous les animaux sont ainsi les pères des hommes suivant leur types les plus caractéristiques dans chaque pays. Le culte des abeilles a été longtemps celui de nombreux peuples, particulièrement en Italie. Il en a été des plantes comme des animaux. Là représentation totémique se retrouve dans les noms de pays et d’individus comme dans les symboles modernes. Celle des lys est dans le blason des rois de France, celle des abeilles dans les armoiries de Napoléon ; une foule d’animaux et de plantes sont dans les images héraldiques de tous les temps. « Le totémisme, a écrit P. L. Couchoud, est peut-être la plus naturelle des religions. Il a son origine dans l’admiration et la reconnaissance. Il est chargé d’expérience et de poésie. » Le champ d’observation très vaste et très varié qu’il a offert a été de plus en plus réduit par la disparition des peuples qui l’ont pratiqué où par leur assimilation à la civilisation actuelle. Mais il en reste encore des traces vivantes, notamment en Colombie Britannique où il est demeuré la religion des indigènes.

En face du totémisme, s’établit le fétichisme. Il fut plus particulièrement le produit de la terreur des esprits malfaisants multipliés par le pandémonisme, et du désir de les rendre favorables. Les forces naturelles sont à la fois amies et ennemies de l’homme. Le soleil qui réchauffe, le vent qui rafraîchit, les fleuves qui fécondent sont aussi les forces qui dessèchent, qui emportent l’humble toit, qui font pourrir les récoltes. La mer et la terre, adorables tant qu’elles donnent leurs produits, sont détestables lorsque sévissent à leur surface la tempête et la maladie. Du ciel, descendent tous les bienfaits et toutes les calamités. Mais ce sont les calamités qui frappent le plus vivement les hommes, car il lui faut les conjurer. Il n’a, dans son ignorance, que l’imploration, l’espoir de toucher l’ennemi par ses hommages. Aussi, l’être qui fait le plus de mal est celui qui reçoit le plus ; il est le plus grand fétiche, c’est pour lui qu’on fait les plus importants sacrifices. Quand les fétiches primitifs devinrent des divinités régnant sur des peuples entiers, il n’y eut jamais assez d’enfants jetés à la fournaise des Moloch, il n’y eut jamais assez de populations massacrées pour assouvir la colère des Jéhovah. Il n’y a toujours pas assez de meurtres d’hommes pour satisfaire le Dieu des chrétiens.

Avant de devenir ces divinités universelles et terribles, les forces malfaisantes étaient personnifiées par des monstres locaux qui sortaient de leurs antres pour répandre la dévastation et la terreur. Ce sont les dragons de la fable, les grenouilles et les tarasques, les Minotaure et les Fafner, devenus, dans leurs formes primitives, des monstres d’opéra, Ils sont restés dans leurs formes modernes, l’Église, la Patrie, l’État, le Capitalisme, des fétiches inassouvissables qui font peser leur puissance empoisonnée et autrement malfaisante sur les hommes toujours terrorisés. Tout l’univers a été et est resté un immense fétiche, jusque dans ses infiniments petits. Si l’homme primitif avait connu le microbe, il lui aurait dressé des autels comme au soleil et à la lune. Les Géorgiens, par leurs flatteries, cherchaient à séduire la peste pour qu’elle les épargnât. En 1720, lorsque ce fléau ravagea Marseille, on fit des processions et on promena des reliques de saints dans les rues pour le conjurer. On ne cesse pas de faire des processions semblables pour appeler la pluie sur les campagnes desséchées, de demander au ciel sa protection contre toutes sorte de calamités et de se lever

pour la guerre au cri de « Dieu le veut », comme le primitif prenait les armes sur un geste du sorcier.

Ainsi, par le totémisme et le fétichisme s’exprimèrent les premières formes du naturisme, « religion née spontanément de la croyante aux génies innombrables représentant les forces de la nature ». (É. Reclus.) De cette croyance se formèrent les récits fabuleux, les légendes, les mythes dont les développements tireraient un caractère de plus en plus mystérieux de l’animisme.

L’animisme, non seulement fait vivre les esprits de la terre, mais il ressuscite ceux qui ont vécu. Il étend à tous les éléments le culte des êtres et des choses familières aux hommes. et il arrive à diviser l’univers entier dans le magnifique épanouissement du panthéisme. Celui-ci a trouvé sa plus remarquable expression dans le polythéisme grec qui ignora presque les castes sacerdotales et mit le citoyen à la place du prêtre, la politique au-dessus de la religion. Le polythéisme grec a pour principe « l’autonomie de tous les êtres et reconnaît implicitement que toute chose est vivante ». En même temps qu’il affirmait, trois mille ans avant la science moderne, « l’indissolubilité de la : vie sous tous ses —aspects, matière et pensée » (E. Reclus). Il était profondément attaché, avec une confiance et une reconnaissance qui font la grandeur de l’humanisme antique, à l’animisme primitif manifesté dans la nature toute entière. Ce polythéisme, d’une variété et d’une richesse poétiques incomparables, s’exprimait dans la plus admirable des régions terrestres ; aussi était-il presque complètement dépouillé de la terreur de l’inconnu, de l’inquiétude qu’entretiennent des menaces constantes dans une nature moins douce, et l’homme goûtait une sécurité qui rendait moins nécessaires les intercessions auprès des puissances divines. Mais on comprend combien les sorciers de toutes sortes : magiciens guérisseurs, chefs et rois dévorateurs, pouvaient user et abuser des superstitions fétichistes dans des pays moins favorisés et auprès de populations moins développées intellectuellement et socialement.

La crainte de la mort et d’un au-delà que l’idée du Bien et du Mal, de récompense et de châtiment, a rendue angoissante à l’homme, a fait de plus en plus dévier l’esprit religieux vers les abstractions où triomphent les charlatans rhétoriciens et, comme dit Bescherelle, le panthéisme fut « le dernier degré de généralisation dans l’ordre matériel ». On allait généraliser — et divaguer — de plus en plus dans l’ordre spirituel. Le sentiment grandissant chez l’homme de sa supériorité sur toute la nature lui faisait perdre celui de l’égalité de tous les êtres devant la divinité. Il le conduisait d’abord aux diverses formes du polythéisme alimentées par la multiplicité et la variété des mythes ; il le faisait arriver ensuite à l’anthropomorphisme, dont Victor Cousin a dit qu’il est « supérieur aux religions de la nature de toute la supériorité de l’homme sur la nature », ce qui demeure de plus en plus à démontrer par des arguments autres que ceux d’une orgueilleuse pétition de principe étayée de métaphysique théologique plus que d’observation scientifique.

L’anthropomorphisme fit aboutir le sentiment religieux au monothéisme, source des plus féroces et des plus sanglantes aberrations humaines. Il fait douter que Kant n’ait pas voulu railler quand il a dit : « Nous ne pouvons concevoir, pour un être raisonnable, d’autre forme convenable que celle de l’homme. » Cet être « raisonnable » a imaginé toutes les folies, toutes les stupidités, pour enlever la religion à la tutelle naturelle, pour en faire un objet spirituel en dehors et au-dessus de la nature ; or, on ne le répétera jamais assez : en voulant faire l’ange, il est tombé plus bas que la bête. Il n’a jamais eu, quelles que soient ses affirmations imposteuses, aucune révélation d’un Dieu qui serait cet esprit, et qui serait d’ailleurs un vérita-