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MYS
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Telle fut l’œuvre du prêtre, de quelque Orient qu’il se recommande. Vulgus vait decipi.

Mais il est pourtant des esprits à qui répugne le mensonge et qui protestent. Mais alors, la réaction tend à dépasser l’action. On ne saurait nier que le mot de mysticisme de nos jours sonne mal à l’oreille des rationalistes, du libre penseur, comme aussi de beaucoup de gens qui attachent aux mots plus de valeur qu’aux choses qu’ils représentent. On ne saurait trop s’élever contre cette logophobie si commune dans les milieux encore peu cultivés et gagnés à une juste méfiance par carence d’éducation. Des préventions dangereuses s’élèvent partout, parce que l’on manque de sens critique et il est aussi sot pour un anarchiste d’avoir peur du mot mysticisme que pour un bourgeois de se signer à l’audition du mot anarchiste, auquel il n’oserait accorder une minute d’attention.

Tout le mal vient ici de l’exploiteur-né qu’est le Prêtre qui, se souciant peu de vivre de l’air du temps, trafique des prières, mais qui, pire encore, est un condensé d’intolérance. Le prêtre a tué la religion, meurtri l’esprit religieux, comme le porte-sabre a provoqué le dégoût irrémédiable, fort heureusement du reste, du patriotisme armé.

Mais si de tels attentats peuvent être salutaires, en fait ils sont nuisibles quand ils bloquent l’essor conscient de l’esprit en jouant le rôle d’un frein. Les mots de tolérance et d’intolérance sont insupportables, car ils sont en fonction toujours d’un autoritarisme quelconque et de cette immense fatuité humaine qui porte certaines gens à croire qu’ils possèdent seuls la vérité, alors que tout est vérité ou contribue à la vérité. Il n’est aucun effort de l’esprit qui soit négligeable. C’est au nom de l’intolérance, si proche de la tolérance, que les humains se sont tant de fois entredéchirés. Une mutuelle considération eût tout changé.

Un peu de modestie siérait mieux aux détenteurs de mystères, s’ils n’avaient un puissant intérêt à dominer les âmes et si, inversement, ils n’éprouvaient une diabolique jouissance à exploiter ceux dont Romain Rolland dit : « Ils n’ont aucun droit à porter les couleurs de l’Âme religieuse ces millions de lâches croyants des Eglises — cléricales ou laïques — qui ne croient point par eux-mêmes, mais qui restent vautrés dans l’étable où ils ont été vêlés, devant le râtelier plein du foin des croyances commodes, qu’ils n’ont que la peine de remâcher ».



Ce déblaiement des définitions et des terminologies a déjà clarifié le problème du mysticisme. Je considérerais même l’étude comme terminée si je n’avais à marquer, une fois de plus, la liaison qui existe entre ce problème et celui de la Foi en face de la Raison, de la Science en face de la Religion, problème sous-jacent à celui du mysticisme. Il me faudra dire un mot ensuite de la pathologie du mysticisme qui nous mettra aux prises avec les Dogmes dressés contre l’humaine nature.

Si l’homme était omniscient, s’il avait à sa disposition des sens moins bornés, si la vérité ne se recommandait point de l’effort des conquêtes lentes et progressives, il n’y aurait jamais eu de mysticisme. Jamais les philosophies et, à leur remorque, les religions, n’auraient imaginé une dualité de substance chez l’homme, construit des autels à l’Âme et à l’Esprit et établi une hiérarchie de noblesse entre la guenille périssable que constitue le Corps et sa locataire, l’Âme, jugée d’une autre essence et jouissant, par privilège divin spécial, de propriétés extrahumaines, telles que l’immortalité.

Mais il faut ajouter que, malgré son ignorance fondamentale, l’Homme n’eût jamais inventé le mysticisme ni le divin, s’il n’avait été cloué primitivement d’une

Imagination prépondérante, décuplée par un état permanent de crainte, corollaire tant du troublant Inconnu que de sa faiblesse ; s’il n’avait dû, enfin, succomber devant la tyrannie fascinatrice et suggestive du Prêtre ambitieux et famélique.

Il n’en reste pas moins, quoiqu’on fasse, que dans le champ de la Connaissance, deux zones limitrophes, imbriquées l’une dans l’autre, existent encore : l’une dite de la conscience, où l’homme peut se mouvoir parmi des phénomènes accessibles à ses sens ; une autre où, dans un dégradé progressif, la subconscience d’abord, puis l’inconscience, se trouvent collectés une foule d’états et de faits imprécis que l’Homme ne fait que soupçonner, entrapercevoir ou ignorer totalement, états en liaison forcée, par juxtaposition, avec les faits de pleine conscience. Ce départ est si net que l’on conçoit fort bien que le Primitif ait pu les disjoindre comme deux ordres de choses sans autre rapport que celui du voisinage. L’abstrait et le concret, le relatif et l’absolu sont pourtant, de par la logique, deux formes du même objet. Mais ils sont d’un aspect si différent que leur nature peut être supposée différente. L’homme discerne bien quelque peu ce dont il est imprégné, mais l’essence même de cet agent imprégnateur, et parfois aussi l’imprégnation elle-même, il les ignore.

Bien qu’il ait d’aventure orgueilleusement pensé triompher du mystérieux, « il sait qu’il ne sait pas tout ; qu’il ne saura jamais tout » (Guy Grand). Cet aveu n’est point acte d’humilité, mais prudence, car si un acte de résignation peut s’entendre d’un croyant abîmé devant l’Idole, il ne s’entend plus de l’Homme évolué, fier de sa raison qui justifie ses espoirs, n’adorant que la Vérité, sûr que son passé ascensionnel est la garantie du quo non ascendam, où il met la noblesse de son esprit. Mais, sur le terrain des réalités palpables, l’homme, comme le dit Proudhon : « a beau étendre le cercle de ses idées, sa lumière n’est qu’une étincelle promenée dans la nuit immense qui l’enveloppe » et « il faudrait être bien pauvre de jugement pour ne pas reconnaître que le mysticisme ne fera jamais défaut à notre savoir ».

Et il faut bien qu’il en soit ainsi tant qu’il n’aura pas incorporé sa substance et sa science au Grand Pan, jouissant de l’apothéose finale de son génie vainqueur, sublimité de laquelle il n’a jamais été exclu que de par les droits factices conférés aux dieux de tous les Olympes par notre platitude initiale. Le mysticisme, tel que l’entendit Proudhon, et tel qu’il faut l’entendre, « n’a rien d’opposé à la raison, bien au contraire ».

Mais alors, s’il n’y a point opposition, il y a identité de nature ; il y a continuité et imbrication entre les deux zones de la connaissance, comme entre le jour et la nuit séparés par une zone crépusculaire indécise, une zone où tout est accompli, une autre où tout est potentiel. Entre les deux, un territoire nébuleux, royaume de l’Intuition et de l’Hypothèse, un voile que l’Homme prend plaisir à déchirer parfois.

La pensée n’éclate pas au plein soleil de la connaissance sans conserver des attaches profondes et indestructibles avec un monde de pensées réduites, ou d’embryons de pensées, dont elle n’est que la prolongation et le développement.

Les merveilles de la Pensée humaine ont incité les psychologues de tous les temps à l’analyse des éléments qui la constituent. Doué de réflexion, l’Homme a profité de cette admirable propriété pour projeter dans son monde intérieur des regards curieux et il s’est habitué à l’Introspection. A-t-il pu jusqu’au bout suivre les fils conducteurs, indéfiniment bifurqués ou entrelacés comme un écheveau embrouillé vers un noyau primitif ? S’il l’a cru, parfois, il dut pourtant hésiter à l’orée du sanctuaire qui a si justement mérité la qualification de « chambre intérieure », à laquelle il a frappé vainement et les sentiers qui l’y conduisaient se sont perdus dans