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publics pour refus d’obéissance en présence de rebelles armés (les rebelles, c’étaient les Russes : ils n’acceptaient pas la dictature des envahisseurs). Le Conseil de guerre, sans instruction préalable, et refusant d’entendre les témoins à décharge, condamna ces courageux soldats au nom de la « justice » militaire ! Mais cela n’empêcha pas le mécontentement et l’indignation de se manifester dans la flotte, de façon virulente, d’avril à juin 1919 : des mutineries devaient éclater à Galatz, Sébastopol, Odessa, Toulon, Bizerte, Itéo.

Un crime du commandement français à Kherson allait hâter l’explosion de toutes les colères. Après que les soldats français eurent refusé de se battre contre les Russes, on fit venir à Kherson des régiments grecs. Les Russes qui s’étaient mis à reculer devant les Français, ne voulant pas, disaient-ils, répandre un sang précieux, quand ils virent la sauvage attaque des Grecs, décidèrent de se défendre : un combat s’engagea pour la possession de Kherson. Les Grecs, renforcés de détachements allemands et polonais, tenaient la ville, commandés par un officier allemand. Dans le port, un cargo français se tenait prêt à débarquer des tanks destinés à appuyer les troupes grecques ; des femmes de la ville avec leurs enfants s’étaient réfugiées sur ce cargo pour échapper au bombardement. Voyant que la ville allait être prise par les Russes, l’amiral français donna l’ordre au cargo de s’éloigner pour que les tanks ne tombassent pas aux mains des bolcheviks victorieux ; les femmes et les enfants réfugiés furent mis en demeure de quitter le bateau sous la mitraille et, comme elles hésitaient, effrayées, on les poussa dehors à coups de crosses. Les malheureuses se réfugièrent sous des hangars. Alors les deux canonnières françaises, pour se venger sans doute de la perte de la ville, bombardèrent les hangars avec des obus incendiaires. Et comme des femmes, folles de terreur sous ce bombardement, fuyaient les hangars dans leurs vêtements enflammés, elles furent impitoyablement achevées par les mitrailleuses des deux canonnières. Les hauts politiciens de France n’ont pas ignoré ces hauts faits, que nous pouvons appeler de honteux forfaits, d’épouvantables actes de sauvagerie justifiant toutes les révoltes, de véritables défis à la conscience humaine et font comprendre combien beaux sont les gestes de mutinerie des héros de la Mer Noire.


Le torpilleur Protêt qui appartenait, pendant la guerre, à la division des flottilles de l’Adriatique si durement éprouvée, fut envoyé, après l’armistice, à Constantinople et dans la Mer Noire. En 1918, ce torpilleur fut mis à la disposition du général Berthelot pour transporter à Odessa, Sébastopol et Novorossisk les officiers de l’état-major chargés de missions importantes : ainsi, au début d’avril 1919, le Protêt transporta quatre officiers, dont un intendant général, de Galatz à Sébastopol, via Odessa et retour, pour leur permettre de… visiter le Musée de l’Armée de Sébastopol ! Ce voyage ne coûtait que 200 tonnes de mazout à 1.000 francs la tonne… Parmi l’équipage, le mécontentement, un moment apaisé parce que la détente formidable de l’armistice faisait oublier les souffrances passées, allait s’aggravant du fait de multiples corvées, stupides et inutiles, reculant toujours la libération. L’indignation d’une partie de l’équipage grandissait. Un officier mécanicien, André Marty, déjà mis à l’écart des autres officiers qui le méprisaient parce qu’il avait une mentalité différente, osa se montrer écœuré de l’ignoble besogne politique à laquelle on le mêlait contre le peuple russe. Les meilleurs marins de l’équipage du Protêt, après avoir supporté fatigues, privations, intempéries, dangers, ajournements de libération, partageaient le noble sentiment de Marty sur l’abomina-

ble attentat que la République Française leur faisait commettre contre la République des Soviets. Ces fils de travailleurs, travailleurs eux-mêmes, ne pouvaient se faire à l’idée qu’on leur fît porter une main sacrilège sur la liberté de frères de misère œuvrant révolutionnairement pour leur émancipation. Marty trouva, en la personne du quartier-maître Badina un camarade intelligent et instruit, homme de cœur et de caractère. Ayant tous deux la même haine de l’injustice et le même généreux idéal, Marty et Badina se comprirent. Ajoutons que, dans toute la flotte, parmi les marins pour qui la guerre n’était pas terminée, la révolte fermentait sourdement. En mars, allant à terre, les deux hommes furent mis au courant par des soldats que les 176e et 158e bataillons avaient refusé de marcher contre les Russes. Ils approuvèrent le geste de ces mutins en disant : « Nous aussi, nous en avons assez ! » Mutuellement, les marins s’instruisaient sur la Révolution russe et ses causes et ils s’enthousiasmèrent aux succès de la République des Soviets. Quand ils eurent connaissance des radios de protestation de Tchitcherine sur les massacres commis par les alliés, notamment contre les 200 femmes et enfants de Kherson par les canons de vaisseaux français, ils refusèrent d’abord d’y croire. Mais, comme pour les convaincre, le vice-amiral Amet tint à venir lui-même apporter des aveux, en félicitant les canonniers du Mameluck, tristes héros de cet infâme exploit ; les officiers et une partie de l’équipage du Protêt avaient été conviés à entendre le discours de l’amiral qui traita les Russes de « bandes d’assassins conduits par des canailles », et il conclut ainsi : « Vous n’avez pas hésité à tirer, c’est très bien ! »

Marty, qui était présent, ne craignit pas, entendant les propos tenus par celui qui avait fait bombarder une ville ouverte, de manifester son indignation au commandant du Protêt, un nommé Welfélé. Les équipages, qui ne doutaient plus de la véracité des radios de Tchitcherine étaient exaspérés des lâchetés commises contre les Russes. Ceux du Protêt se groupèrent autour de Marty et de Badina et, le 12 avril, ceux-ci arrêtèrent un plan de mutinerie pour faire cesser l’intervention en Russie et pour provoquer le retour en France, il s’agissait de s’emparer du Protêt en enfermant les officiers et de se réfugier dans un port bolchevik pour s’y organiser, puis de gagner Marseille avec les bateaux qui se seraient joints au Protêt, afin d’exiger la cessation de la guerre criminelle et anticonstitutionnelle faite à la Russie. Mais un certain matelot-canonnier, nommé Durand, entré dans le complot, dès le 13 avril, et sur lequel on croyait pouvoir compter, car il devait de la reconnaissance à Marty, trahit en compagnie de deux de ses amis… Donc, le 15 avril, les conspirateurs réunis à Galatz entendirent Marty dénoncer l’illégalité criminelle de l’intervention en Russie, commenter l’article 35 de la Constitution de 1780 qui laisse en dernier ressort au peuple le moyen de l’émeute pour sauvegarder la légalité. Puis Marty confia la première partie de son plan : se rendre en Russie avec le torpilleur. L’exécution de ce plan fut fixée au surlendemain. Le lendemain, 16 avril 1919, les traîtres avaient dénoncé le complot au commandant du Protêt. Le soir même, Marty, rentrant à bord un peu avant minuit, fut arrêté, injurié, maltraité. Sans s’émouvoir, il revendiqua hautement la responsabilité de son projet, mais refusa d’indiquer ceux qui s’y étaient montrés favorables. Du quai de Galatz, Badina avait assisté à l’arrestation de Marty ; il ne songea qu’à venir prendre sa part de responsabilité. A peine eut-il mis le pied à bord qu’il se vit menacer des revolvers de quatre sous-officiers qui l’attendaient : « C’est trop. Un seul suffit », remarqua Badina, imperturbable.

Comme le commandant semblait vouloir se servir de lui contre Marty, il le pria de le traiter en accusé et non en témoin à charge. Mené en prison, à terre, Badi-