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ou au plus bas de l’échelle sociale, éprouve et entretient en lui une aspira tian qui le force à sortir d’un lâche accommodement à la connexion criminelle liant notre Société et notre État, ou de l’obtuse soumission d’esprit à cet ordre de choses ; une aspiration qui lui fasse ressentir le dégoût des joies vides de notre civilisation, ou la haine d’un utilitarisme profitable seulement à ceux qui n’ont besoin de rien et non ceux qui manquent de tout… Le Peuple est l’ensemble de tous ceux qui éprouvent une commune détresse… » C’est par l’Art que les hommes expriment leurs aspirations, leur commune détresse. Au temps des Grecs l’Art était l’expression de la conscience publique ; aussi était-il l’Art véritable, l’Art du Peuple. Depuis, il ne l’est plus, il est devenu l’expression particulière de certaines castes, de certains privilégiés, l’apanage d’une aristocratie plus ignorante et malveillante qu’éclairée et généreuse. Il faut que l’Art redevienne populaire, qu’il soit de nouveau l’expression de la conscience publique et, pour cela, qu’il soit révolutionnaire. Voilà le schéma très concis, de la théorie d’art, basée sur ses principes sociaux, que Wagner a développée dans ses écrits : Art et Révolution (1849), l’Œuvre d’Art de l’Avenir (1850), Opéra et Drame (1851), Lettre à M. Frédéric Villot sur la Musique (1860). Le théâtre était le moyen par lequel il voulait accomplir l’œuvre d’art révolutionnaire. Celui de la Grèce antique lui offrait « le modèle et le type des relations idéales de l’art et de la vie publique », car il voyait dans le drame tragique grec « l’œuvre d’art noble, parfaite, réunissant toutes les différentes méthodes d’expression artistique, toutes les branches de l’art aujourd’hui séparées ». Tous les arts doivent se réunir pour former le Drame, « fin véritable de l’expression d’art ». Le Drame doit recréer la Vie sous la forme symbolique et populaire du Mythe, poème primitif et anonyme du Peuple dans lequel la vie est humaine et non conventionnelle. Pour cette création nouvelle, la poésie et la musique, la parole et le geste, le décor et le mouvement de la scène doivent également coopérer. La musique ne saurait exprimer l’action dramatique sans le concours de tous ces éléments. Si grand que soit le développement qu’elle a pris depuis l’antiquité où elle n’était que l’accompagnement de la danse, la symphonie à laquelle elle est arrivée n’est que « l’idéal réalisé de la mélodie de danse ». Le drame ne peut exister sans elle, elle ne peut exister sans le drame. Telle est la théorie du drame wagnérien, complément de la théorie d’art social. Elle n’est qu’une belle théorie d’un « quarante-huitard » de l’art sur la musique et le théâtre. En pratique, elle se heurte non seulement à des conditions sociales différentes de celles de l’antiquité, mais surtout à des difficultés de réalisation encore plus grandes que celles de l’ordinaire opéra.

Heureusement, la musique de Wagner dépasse ses théories, et l’on peut dire qu’elle s’en évade malgré lui, pour rejoindre dans les espaces libres la symphonie dramatique de Berlioz. C’est pourquoi elle leur survivra et de nombreuses générations iront encore, comme celle de R. Rolland il y a quarante ans, « boire la joie, l’amour, la force dans les Meistersinger (les Maîtres Chanteurs), dans Tristan, dans Siegfried ». N’est-ce pas un véritable malaise qu’on éprouve lorsque la voix humaine, fût-ce celle d’une Litvinne, vient se mêler à l’inexprimable symphonie de la mort d’Yseult ? Et combien de fois, au cours de la Tétralogie, n’a-t-on pas la tentation de crier : « Silence ! » à un Wotan ou à une Fricka, insupportables bavards qui brisent l’action dramatique autrement claire et compréhensible à l’orchestre que dans leurs discours incohérents hachés de coupures !… Combien, pour peu qu’on soit familiarisé avec les leitmotiv wagnériens et qu’on puisse suivre la marche du drame dans ses développements harmoniques, le bonheur est plus complet d’écouter Wagner dans quelque coin obscur d’une galerie ou d’une loge

dite « d’aveugle », à l’écart des élégances qui s’ennuient avec distinction et d’un snobisme qui ne sait « entendre et comprendre que le côté le plus efféminé de l’œuvre de Wagner ». (R. Rolland.)

Dans un monde d’artistes et de littérateurs indifférents à la musique, Baudelaire eut, le premier, le sens véritablement moderne de ce qu’elle était, comme il eut celui de la poésie et de tous les arts. Ce fut avec une intelligence pénétrante qu’il comprit Wagner. Il le défendit avec le plus beau courage contre « la badauderie publique qui en avait fait sa proie », contre la cabale des hommes « qui peuvent se donner le luxe d’une maîtresse parmi les danseuses de l’Opéra », et des « polissons qui se mouchent avec les doigts à cette fin de les essuyer sur le dos d’un grand homme qui passe » (Baudelaire : l’Art romantique). Les symbolistes, à la suite de Baudelaire, imposèrent au snobisme la curiosité, sinon la compréhension de Wagner, au point que toutes les branches de l’art ne furent bientôt plus envisagées que sous un point de vue wagnérien (Voir Symbolisme). Wagner exerça alors un véritable envoûtement sur le monde musical. Il n’est pas de musiciens, considérés connue plus ou moins « réformateurs » du vieil opéra et constructeurs du nouveau drame musical, qui ne subirent son influence. Gounod, Verdi, Reyer, qui avait germanisé son nom Rey et fit une véritable bouillabaisse marseillaise de la Tétralogie dans son Sigurt, Saint Saëns, Massenet, Lalo, Chabrier, V. d’Indy, Bruneau, Chausson, Déodat de Séverac, Magnard, Fauré, Ropartz, Dukas, et nombre d’autres, même parmi les plus jeunes sur qui César Franck eut une influence plus déterminante. Presque seul, Bizet rejoignant Berlioz, sut demeurer purement français. Il n’en fut pas mieux compris par les Sarcey et autres fossiles pour qui Gounod avait fait la révolution définitive en musique.

Le wagnérisme eut ce résultat excellent de réveiller le goût musical et de multiplier l’activité des musiciens : il en sortit une réaction contre lui. D’abord timide elle se fit plus audacieuse lorsqu’elle eut trouvé en César Franck l’appui solide qu’il lui fallait. César Franck avait accompli une œuvre remarquable dans une quasi-solitude remplie par l’art, avec une conscience et une grandeur d’âme qui ne se démentiront jamais devant la mauvaise fortune et l’hostilité de son temps. S’il n’avait pas le génie de Berlioz, il avait une connaissance historique de la musique qui manquait à ce dernier. Il était nourri de Bach ; il en fut le continuateur dans la symphonie dramatique à laquelle il donna une sorte de pureté classique, tout en lui apportant une nouveauté hardie qui souleva contre lui les animosités. César Franck fut le maître de toute une école de jeunes musiciens pénétrés de sa science et de son esprit novateur. Ils formèrent les groupes des Chanteurs de Saint-Gervais (1892) et de la Schola Cantorum (1894), puis l’École Supérieure de Musique, dirigée par V. d’Indy.

Les musiciens continuateurs de l’œuvre de C. Franck furent en quelque sorte les « chartistes » de la musique en ce qu’ils étudièrent ses anciens textes et les répandirent. En même temps, ils firent connaître la musique moderne, la russe en particulier, mais ils travaillèrent surtout à donner à la nouvelle musique une personnalité française en la dégageant du joug wagnérien Le mouvement aboutit, en 1902, à Pelléas et Mélisande, de Debussy. Cette œuvre fut le moment le plus caractéristique de la réaction antiwagnérienne ; elle rompit d’autant mieux le charme wagnérien qu’elle s’accordait avec les tendances et les goûts à la fois morbides et indépendants alors à la mode. Plus voluptueuse que virile, plus délicate que puissante, l’œuvre de Debussy est la formule d’un aristocratisme de l’esprit. Pelléas et Mélisande a de plus la faiblesse, malgré ses novations aux formules antérieures, de ne pouvoir se passer de la