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MOY
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Ce qui fit la puissance de l’Église fut son adaptation à l’organisation hiérarchique qui avait permis à l’empire romain de dominer le monde. Elle en imposa le respect et en donna l’exemple aux envahisseurs tumultueux. De là naquit la féodalité à laquelle furent soumis suivant un code dit « de l’honneur », pour ne pas dire de la fourberie, et « de la chevalerie », pour ne pas dire de la force, tous les organismes sociaux et tous les individus. Mélange étrange de barbarie et de civilisation ; les mœurs d’honneur et de chevalerie s’inspirèrent de la double attitude de l’Église, impitoyable à la faiblesse, conciliante et rampante devant la force, mais toujours avec l’hypocrite souci de paraître respecter la justice et la morale. Ainsi, pour ne pas déclarer brutalement que le droit n’était que la force, on institua le duel judiciaire et les serfs purent même y recourir contre les seigneurs. Mais de quelle façon ? Pendant que le noble, bardé de fer, avait pour se défendre son épée ou sa lance, le serf, à moitié nu, n’avait que son bâton pour l’attaquer ! Le duel judiciaire a disparu, mais le même principe ne subsiste-t-il pas, au nom de cette fallacieuse liberté du travail qui livre, dans les conflits actuels, les prolétaires affamés aux manœuvres du patronat caparaçonné dans ses coffres-forts ?…

À partir du vie siècle, le régime féodal s’organisa en faveur des amis de l’Église et dans des formes de plus en plus légalisées pour rendre définitive et héréditaire la possession des fiefs qui n’était que précaire. La hiérarchie aristocratique s’établit en même temps, suivant le degré de puissance de chacun des spoliateurs du sol. Ils furent plus ou moins nobles d’après l’importance de leur fief et de leur état particulier de vasselage. En haut fut le roi dont l’autorité fut souvent discutée par ses grands vassaux ; en bas fut le peuple conquis, ne possédant rien. Après avoir été dépouillé par les Romains qui en avaient fait des esclaves attachés aux maîtres, il le fut par la féodalité qui en fit des serfs attachés à la glèbe. Le servage fut réglementé comme la hiérarchie seigneuriale par la coutume féodale. Montesquieu a constaté qu’au viie siècle, tous les laboureurs et presque tous les habitants des villes se trouvèrent serfs Des lois féroces leur étaient appliquées. On arrachait les yeux à celui qui avait brûlé quelque chose appartenant à l’Église. Des esclaves existaient encore qui n’appartenaient pas à la glèbe et se vendaient par l’entremise des juifs. On coupait la main droite à celui qui aidait un esclave dans sa fuite. On punissait de mort le serf et la femme libre qui s’aimaient. L’Église n’était pas la moins inflexible dans cette défense de la propriété des hommes. Lors de la Révolution Française, c’est sur ses terres, dans le Jura, que se trouvèrent les derniers serfs.

La puissance féodale et celle de l’Église grandirent pour atteindre toutes deux leur apogée entre les xe et xiie siècle. À cette époque, soutenue par les sergents qui la redoutaient, l’Église faisait et défaisait les royautés à son gré. Elle plaçait ses créatures sur les trônes, excommuniait les rois rebelles, imposait au plus grand empereur de toute l’Europe, Henri IV d’Allemagne, l’humiliation de Canossa et commandait dans toute la chrétienté les entreprises de brigandage qu’on a appelées les croisades. Mais la puissance royale grandit et, à côté d’elle, celle des Communes, pour amener un affaiblissement parallèle de la féodalité et de l’Église. Michelet a remarquablement mis en lumière la « révolution économique » du xive siècle qui amena ces événements. Le fait économique domina le fait militaire par le développement du commerce et de l’industrie. Les financiers et les légistes serrèrent de plus en plus à la gorge l’orgueilleuse chevalerie, pendant que des brasseurs et des marchands de drap la battaient à plate couture à Crécy, à Poitiers, à Azincourt. L’Église subit cruellement le contre-coup de la déchéance féodale. Dès le commencement du xive siècle, Philippe-le-

Bel avait vengé les rois de l’humiliation de Canossa et imposé aux papes le séjour d’Avignon. Le grand schisme qui sépara l’Église d’Orient de celle de l’Occident fut un nouveau coup porté à la papauté romaine et à ses prétentions à la domination universelle, au moins spirituelle si elle ne pouvait être temporelle. Mais toujours habile, l’Église arriverait à s’entendre avec les rois sur le dos des peuples, tandis que la féodalité s’effondrerait de plus en plus devant le pouvoir royal grandissant. Ses châteaux-forts démolis par le canon, ses lances et ses cuirasses impuissantes contre les flèches et les arquebusades, son oisiveté parasitaire appauvrie à côté de l’enrichissement d’une bourgeoisie laborieuse et active qui se formait dans les communes, son mépris orgueilleux du savoir l’isolant du progrès intellectuel, tout cela la rendant archaïque et de plus en plus impuissante, la réduirait à déposer sa chevalerie aux antiquailles. Le loup féodal deviendrait le chien courtisan ; il apprendrait l’étiquette de cour à l’école des mignons d’Henri III, et se changerait en quémandeur, en flagorneur, en plat valet pour encombrer les antichambres du Louvre, puis de Versailles.

Politiquement, le moyen âge ne fut qu’une longue période de crimes où l’Église, puissance spirituelle et temporelle à la fois, eut la plus grande part. L’histoire des rois, des empereurs, des papes, les annales de la féodalité et de la religion, ne sont qu’une longue énumération d’infamies de tous genres : meurtres, rapts, viols, adultères, confiscations, simonies, exactions de toutes sortes. Comme les empereurs romains, rois et papes n’arrivèrent au pouvoir qu’au moyen du fer ou du poison. Sous prétexte de réprimer l’hérésie, de « délivrer le tombeau du Christ », dont l’emplacement s’était perdu depuis longtemps s’il avait jamais existé, mais en réalité pour massacrer et pour piller, rois et papes s’entendirent pour organiser la croisade des Albigeois, puis celles de Terre Sainte, et pour faire des procès comme celui des Templiers, dont les richesses avaient excité la convoitise du roi Philippe-le-Bel et du pape Clément V.

Ce qui est plus intéressant à étudier que les démêlés entre les malfaiteurs couronnés, casqués et mitrés qui sévirent contre les peuples avec une rigueur encore plus terrible que la peste et les famines périodiques, c’est l’effort persévérant de ces peuples dans les voies du progrès humain, pour l’organisation du travail dans les corporations de métiers et celle de la vie sociale bourgeoise et artisane, pour la recherche scientifique impatiente à se dégager de l’obscurité où l’Église la tenait systématiquement ; c’est la lutte fiévreuse et ardente pour la vérité comme pour la liberté, et c’est l’éclatement d’une sève populaire nouvelle traduisant dans les arts et la littérature une pensée collective qu’on ne retrouve plus dans les temps modernes. (Voir Art et Littérature). Contre les violences des envahisseurs, contre la puissance féodale et contre l’obscurantisme de l’Église, l’esprit de libre pensée et de liberté populaire ne cessa de lutter, particulièrement dans la Gaule qui devint la France.

Il est d’usage, dans l’histoire officielle, parce que son rôle est, non de montrer la vérité sur les événements et leurs conséquences, mais de justifier les faits accomplis, si exécrables qu’ils eussent été, de considérer comme un triple bienfait pour la Gaule la conquête romaine, puis l’établissement des Franks et celui du christianisme. Non. Ils furent plutôt des calamités. On ne peut savoir ce qui serait arrivé si ces trois fléaux ne s’étaient pas abattus sur la Gaule pour la livrer à des rois qui en feraient « la France fille aînée de l’Église », mais on peut présumer qu’elle aurait eu un plus remarquable destin. Avant la conquête romaine, la Gaule était occupée par une population formée d’Ibères et de Celtes auxquels se mêlèrent, quelques siècles