pour cela. Les faits moraux ont été étudiés comme des faits physiques. Cependant, les morales a posteriori, à prétention scientifiques, ne valent guère mieux que les morales a priori. Elles sont imprégnées du même dogmatisme. Ces morales sont réactionnaires, malgré leurs allures révolutionnaires. Les adversaires de la « métamorale » prétendent soustraire la morale à la métaphysique, et ils rétablissent sous une autre forme la métaphysique en morale.
La morale du sociologisme ne souffre aucune discussion. Elle se résume en cet impératif : « J’ai dit ». Il n’y a qu’à s’incliner devant ses commandements. C’est le dernier mot de la morale préconisée par Durkheim. Pour ce dernier, la morale est la servante de la sociologie. Ces deux disciplines se prêtent main-forte pour le but qu’elles poursuivent : réduire à néant l’individu. Impossible de les séparer. Les moralistes-sociologues, et les sociologues-moralistes aboutissent aux mêmes conclusions, leurs systèmes renferment les mêmes contradictions. Critiquer la morale sociologique et la sociologie morale, c’est accomplir le même geste d’émancipation. Il faut nous libérer à la fois de la sociologie et de la morale si nous voulons être des vivants.
La morale, selon la nouvelle école, n’est plus qu’une « branche de la sociologie ». Les faits moraux doivent être étudiés comme les faits sociaux. Il y a une « nature morale » comme il y a une « nature physique ». C’est ce qui est, non ce qui doit être, qui est l’objet de la morale. Analyser la réalité morale donnée, tel est le but du moraliste. Morale et sociologie obéissent aux mêmes règles et emploient les mêmes méthodes. Elles renoncent l’une et l’autre à améliorer la réalité, bien qu’elles affirment le contraire. Les moralistes-sociologues, ou les sociologues-moralistes, ont prévu l’objection, et ils répondent avec Durkheim : « De ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer. » En attendant, ils reculent aux calendes grecques cette amélioration. Au fond ils s’en désintéressent.
La morale cesse d’être théorique : elle se contente d’étudier les faits moraux. La morale est une réalité donnée, un objet de science, à laquelle on appliquera la méthode de la sociologie scientifique. Or, Fouillée fait remarquer aux sociologues que « la morale n’est pas une science d’observation portant sur des choses faites. » Elle n’est pas une réalité donnée, mais une réalité qui se donne elle-même. Les inconvénients de la morale sociologique sont ceux de la sociologie positive, objective et scientifique, dont elle est un chapitre. Cependant, l’esprit libre saura toujours trouver, même dans cette conception défectueuse de la morale, matière à s’augmenter, la « réalité donnée » l’obligeant à faire certaines constatations.
Il n’y a pas, dit Lévy-Bruhl (La morale et la science des mœurs), de morale théorique. Lévy-Bruhl a montré que la morale a d’abord été, dans les société primitives, une « particularisation » des pratiques morales, qu’elle est ensuite devenue l’universalisation des principes de la morale, qu’enfin de nos jours elle serait une étude scientifique, objective et comparative de la pluralité des morales. Il y aurait, en face de la morale dogmatique une « science de mœurs » appelée à rendre les plus grands services. La « science des mœurs » a raison quand elle affirme que la nature humaine n’est pas identique à elle-même partout et en tout temps. Prévoyant le reproche qu’on ne manquerait pas de faire à la science des mœurs de se borner à l’étude de la réalité sans chercher à la modifier, Lévy-Bruhl, auquel nous devons un ouvrage récent sur Jaurès, se défend d’une conception aussi étroite : « Dire que nous concevons la réalité morale comme un objet de science, implique précisément que nous n’acceptons pas tout l’hé-
Albert Bayet a essayé de donner à l’éthologie ou science des faits moraux une direction différente, et d’en assouplir les rugosités. Pour ce philosophe, l’art moral classique, n’est basé ni sur l’intérêt ni sur la société. Il laisse l’individu se développer librement et n’ajourne pas indéfiniment l’entreprise de modifier la réalité. La « science des mœurs » est ainsi dépassée. Pour Albert Bayet, il y a des idées mortes et des idées vivantes. L’idée du bien existe, mais est variable. L’esprit scientifique en morale, fait-il observer, n’aboutit qu’à l’immoralité, et la morale universelle est le dernier des dieux.
Les penseurs anarchistes ne nient pas la morale, mais elle est autre chose pour eux que la morale traditionnelle. Kropotkine croyait que la morale est une « science », mais une science qui dicte à l’individu libre son devoir. Elle lui sert à se perfectionner et à perfectionner le milieu dans lequel il vit. Errico Malatesta déclare de son côté : « On appelle morale la science de la conduite de l’homme dans ses rapports avec les autres hommes, c’est-à-dire l’ensemble des préceptes que, à une date donnée, dans un certain pays, dans une classe, dans une école ou un parti, l’on considère bons pour conduire au plus grand bien de la collectivité et des particuliers. » Or, les anarchistes, dit-il, ont une morale, et ne peuvent pas ne pas en avoir, mais elle ne saurait constituer pour eux qu’un idéal, car personne, dans la société actuelle, ne peut vivre vraiment en anarchiste, étant exploité et opprimé en même temps qu’exploiteur et oppresseur. Il aboutit en somme à la même conclusion que Kropotkine, qui est de rompre avec le milieu en se perfectionnant.
J. M. Guyau, dans son Esquisse d’une Morale sans obligation ni sanction, lue et annotée par Nietzsche, s’était proposé « de rechercher ce que serait et jusqu’où pourrait aller une morale où aucun « préjugé » n’aurait aucune part, où tout serait raisonné et apprécié à sa vraie valeur, soit en fait de certitudes, soit en fait d’opinions et d’hypothèses simplement probables ». En véritable précurseur qu’il était, il préparait la voie aux recherches portant sur une morale scientifique : « Rien n’indique, disait-il qu’une morale purement scientifique, c’est-à-dire uniquement fondée sur ce qu’on sait, doive coïncider avec la morale qu’on sent ou qu’on préjuge ». Il introduisait la liberté en morale et faisait sa part à la spéculation philosophique. Au lieu de regretter la disparition de « l’impératif » absolu et catégorique et la variabilité morale qui en résulte, il considérait cette dernière comme la caractéristique de la morale future. Écartant toute loi antérieure et supérieure aux faits, il partait de la réalité pour en tirer un idéal, de la nature pour en tirer une moralité, et il faisait de la vie seule, morale et physique, le principe de la conduite humaine, comme il avait fait de la vie le principe de l’art et de la religion…. — Gérard de Lacaze-Duthiers.
MORALE ANARCHISTE — MORALE (La) et l’individualisme anarchiste. — Les dictionnaires de philosophie donnent à peu près tous la définition suivante de la morale : c’est une science qui nous fournit des règles pour faire « le bien » et éviter « le mal » — ou qui nous enseigne nos « droits » et nos « devoirs » — ou encore qui nous fait connaître notre « fin » et les moyens de la remplir. Il est important de remarquer ici que les moralistes ne considèrent pas la morale comme une science indépendante et capable de se suffire à elle-même. C’est une science d’application et de déduction. C’est une pratique bien plus qu’une théorie.
Quelle opinion peut émettre sur la morale le milieu individualiste anarchiste, milieu constitué par des humains qui, d’un côté, relativisent tous les aspects,