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sont des axiomes immuables comme ceux de la géométrie », nous nous demandons si nous ne rêvons pas, et ce qu’il entend par morale. Car rien n’est plus « ondoyant » et divers que la morale. Le dernier mot, en cette matière, a été dit par Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Le même geste est un vice ou une vertu, selon qu’il est pratiqué de l’un ou de l’autre côté de la barricade, et par tel degré de latitude, selon qu’il a pour auteur un Français ou un Allemand, un noir ou un blanc, un juif ou un chrétien… Ainsi, la morale, loin d’être absolue, est essentiellement relative. Où l’on met l’universel et le général, il n’y a que du particulier et de l’individuel. Le relativisme de la morale est un fait que seul les fanatiques peuvent nier. Pour eux, il n’y a point de pluralisme moral : il leur faut je ne sais quel monisme moral, ou plutôt ce dualisme du bien et du mal, cercle vicieux dans lequel les générations tournent sans trouver d’issue. Or ni le bien ni le mal n’existent : quand nous employons ces mots, nous leur faisons dire ce que nous voulons. Sur cette distinction arbitraire repose la morale, laquelle est le domaine du caprice, qu’il ne faut pas confondre avec l’originalité. Si différentes que soient leurs morales, les individus se ressemblent. Il n’est pas question pour eux de se différencier dans l’harmonie et par l’harmonie ; la morale esthétique est trop élevée pour ceux qui ne connaissent, en fait de morale, que la bêtise codifiée.

La plupart des gens ont besoin de vivre en troupeau pour se croire quelque chose ; la morale grégaire est la seule que connaissent maints individus enchaînés. Incapables d’initiative, n’ayant aucune originalité, c’est un besoin chez eux d’imiter et de copier sans comprendre ce qu’ils ont sous les yeux, d’employer les mêmes mots que leurs voisins, et de ne pas avoir une pensée qui leur appartienne. Abandonnés à eux-mêmes, ces individus se croient perdus !… Retenus dans le réseau de leurs traditions et de leurs habitudes, la plupart des êtres n’existent pas, ou mieux ils n’existent que par le mal qu’ils font autour d’eux. Ces êtres, à la fois « moraux » et « sociaux », qui paralysent tout ce qui essaie d’aller de l’avant, ont fait de la vie un mécanisme d’une uniformité et d’une monotonie désespérantes… La morale à laquelle se réfère leur comportement, et qui est celle de la généralité, ne vise qu’à faire entrer l’individu dans le groupe, qu’à l’immoler au profit du groupe, qu’à réaliser le rêve des sociologues : tuer la vie dans l’individu. Elle ordonne qu’il se sacrifie dans l’intérêt de la société. Son bonheur dépend du bonheur du groupe auquel il sacrifie son propre bonheur. Le raisonnement est captieux.

La morale est le fruit des mœurs, institutions et préjugés sociaux, elle est un produit social, avarié au plus haut degré. L’individu n’a pas de pire ennemi que la morale. Ses prohibitions sont sans nombre. Elle oppose une barrière à son intelligence, à sa sensibilité, à sa volonté, à son être tout entier. La morale est un NON lancé à tous nos désirs d’émancipation et de progrès : c’est un non à l’enthousiasme, à l’amour, à la sincérité, à la vérité.

Cette morale bourgeoise est un tissu d’équivoques et d’expédients dans lequel on ne se reconnaît plus. Laïque ou religieuse, la morale d’aujourd’hui, aussi arriérée que la morale d’hier, n’est en aucune façon la « morale » de l’avenir, si l’on peut encore donner ce nom aux modalités de vie dégagées de tous les préjugés. Les philosophes spécialisés dans la morale ont quelquefois dit des vérités à leurs contemporains, comme ce La Rochefoucauld qui avait le courage d’affirmer que l’intérêt est le mobile des actions humaines, mais ils ont été, à toutes les époques, beaucoup plus préoccupés de suivre leur temps que de le précéder. Quelques moralistes n’ont pas craint de dévoiler les faiblesses de l’humanité : nous aimons les relire. Quant aux

autres, ils nous donnent la nausée ; Toutes les variétés de morales proposées par ces « bourreurs de crâne » que furent les moralistes ont laissé leur empreinte dans les consciences. Leurs « impératifs » n’ont rien apporté de bien précieux aux hommes. Leurs morales furent des trompe-l’œil et des pis-aller. La morale des « pères de famille » qui représente l’esprit bourgeois dans toute sa laideur est la morale qui régit l’humanité actuelle. En elle viennent se fondre les morales antérieures dans ce qu’elles ont de plus étroit. Les moralistes avec les fondateurs de religion et autres surhommes possèdent le don de mystifier les foules. La morale est une forme d’autorité que l’individualiste rejette. L’homme intelligent ne peut se plier aux exigences de cette morale tyrannique, dont le dessein est d’étouffer la vie et de lui substituer sa contrefaçon. Le but de la morale, de toutes les morales, c’est de faire de l’individu un esclave assujetti aux lois de son milieu, un semblant d’homme, incapable de secouer ses chaînes, docile aux ordres qu’il reçoit. Qui ne voit que la morale est un moyen d’asservir les masses, de les dominer et de les tenir en laisse, dans l’intérêt de quelques jouisseurs qui vivent de la bêtise et de l’ignorance du nombre ?

Combien plus morale est la morale individualiste qui se veut amorale et consiste dans l’effort que fait l’individu pour s’évader de l’emprise du social. Louis Prat, un des rares philosophes qui ne parlent point pour ne rien dire, a appelé « noergie » la volonté qui résiste à l’envahissement des choses en nous. C’est l’énergie de la raison, contre laquelle viennent se briser les petites raisons des hommes. Soyons noergiques, c’est-à-dire énergiques dans le combat que nous livrons chaque jour contre les milieux dont nous faisons partie.

La morale est un poison nécessaire à la vie des êtres : supprimer ce poison, c’est les tuer. Il faut les habituer graduellement à s’en passer ; en en diminuant chaque jour un peu plus la dose, un jour viendra où ils pourront vivre sans faire usage de la funeste drogue. Mais c’est une éducation qui demandera des siècles ! Jusque là les prostitués de la morale ne changeront rien à leurs habitudes et à leurs petites combinaisons. Ils ne renonceront point à leurs privilèges. La morale qui contient tous les préjugés, toutes les traditions, toutes les laideurs, se transformera afin de durer ; elle est bâtie avec la bêtise des hommes, et la bêtise est plus solide que le granit… La morale n’est qu’un mot, mais ce mot a perverti les individus. L’animal est plus moral que l’homme, car il ne s’embarrasse ni de commandements ni de scrupules. L’homme met une barrière entre la vie et lui : cette barrière, c’est le mensonge.

Comment, nous demandons-nous, une morale si fragile peut-elle encore guider les hommes ? C’est bien simple : elle a son explication dans leur ignorance. En morale, l’imitation et le plagiat sont des vertus. Ce qui s’est toujours fait doit continuer à se faire. Il n’y a pas plus de place pour l’imprévu dans le domaine de la morale que dans celui de la logique. C’est un monde pareillement figé. Là aussi il est défendu d’être soi-même. On doit suivre la tradition aveuglément.

Non seulement la majorité des individus est incapable de vivre sans morale, mais le malheur est qu’ils imposent aux autres leur morale, au lieu de se contenter de la pratiquer pour leur propre compte. Et encore ne leur est-elle supportable que parce qu’ils la violent à chaque instant. Les défenseurs de la morale sont en effet les premiers à ne pas l’observer. Spectacle fertile en enseignements pour le philosophe ! Il se fait par là une idée juste de la sincérité des individus. Il importe de jeter bas le masque dont ils se parent, et de montrer qu’ils sont autres que ce qu’ils paraissent être. Ces ennemis de l’assassinat sont des assassins, ces esprit pudiques sont des sadiques en tous genres, ces âmes bien pensantes ne rêvent que plaisirs, noces, jouissan-