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aux enfants l’instruction et l’éducation morale : la première pour développer l’intelligence et leur donner le plus grand bagage de connaissances, la seconde pour leur apprendre les règles de vie tirées de l’expérience humaine et les moyens de se guider eux-mêmes plus tard. Mais ni l’une, ni l’autre ne doivent se borner à la simple transmission des connaissances, ce qu’on appelle vulgairement un bourrage de crâne, elles doivent, avant tout, donner aux enfants le goût de l’effort, favoriser, en tenant compte de l’âge de l’enfant ou de l’adolescent, leur esprit critique et leur initiative libre, leur faire comprendre que leur personnalité, la liberté de leurs actes, c’est-à-dire la finesse consciente et la justesse de leur détermination, dépend de leur propre expérience, de l’effort qu’ils feront pour contrôler les mobiles subconscients de leurs actes et leurs conséquences possibles, pour connaître les autres hommes, les réactions de leur caractère, leurs conditions de vie, leurs souffrances et leurs aspirations, pour étudier le milieu social et les conditions économiques, pour comparer les civilisations anciennes et les civilisations modernes, pour se faire un idéal d’embellissement de la vie qui sera pour eux un espoir et les aidera à s’élever au dessus des préoccupations journalières.

Nous ne pouvons juger pleinement des possibilités futures d’après la mentalité de l’humanité actuelle. Dans une société où chaque individu aurait pu recevoir une éducation suffisante et trouver plus tard une situation et un travail conformes à ses capacités et à ses goûts, les rapports moraux seraient tout autres que ceux d’aujourd’hui. Dans une société où l’inégalité sociale aurait disparu, une nouvelle morale pourrait s’établir, une morale de liberté fondée sur le plaisir et la confiance.

Car il n’y a pas qu’un seul individualisme (voir ce mot). Le cynique, qui prend indûment ce nom, n’est autre qu’un égoïste, un égoïste esclave de ses impulsions sous prétexte de vivre sa vie. Le puritain suit une morale fondée sur le Devoir, une morale a priori, et il risque de tomber dans le fanatisme d’orgueil et dépourvu d’indulgence. Entre le cynisme des esclaves sans scrupules et sans éducation et le puritanisme des stoïciens, des protestants et de quelques anarchistes, n’y a-t-il pas place pour un autre individualisme, un individualisme affectif et idéaliste. Il ne s’oppose pas aux tendances de l’être et il ne leur obéit pas aveuglement.

On pourrait définir la vertu, en disant qu’elle consiste pour l’individu à être assez maître de soi pour choisir son plaisir, y compris la satisfaction morale. Cette définition ne s’oppose à aucune volupté. La véritable vertu est de chercher un plus grand plaisir, un plaisir plus complet, en réfrénant les impulsions aveugles, et, dans chaque espèce de plaisir, elle choisit ceux qui ne laissent que les plus agréables souvenirs, surtout dans la conscience affective. Le développement de l’affectivité est d’ailleurs la source des plus grandes joies, et il assure en même temps la sécurité morale.



III. — Genèse et évolution de la morale collective. — Si nous remontons de nouveau à travers les âges, nous voyons que la morale change avec l’armature sociale, et que des sentiments qui nous paraissent inhérents à la nature humaine sont nés sur le tard, tandis que d’autres ont pour ainsi dire disparu, tout au moins dans la civilisation européenne actuelle.

Dans les tribus primitives, la liberté, surtout la liberté morale, était inexistante. L’individu faisait étroitement partie du groupe, sans pouvoir s’en évader. Le sentiment de la liberté vis-à-vis du groupe ne s’entendait même pas. L’indépendance de la tribu constituait, en somme, la liberté de chacun, comme la propriété de la tribu était celle de chacun.

Certes, l’égoïsme primaire, le besoin d’avoir ses aises sans tenir compte des aises d’autrui, et qu’on observe chez le jeune enfant, a dû être le point de départ de l’individualisme, dont l’ambition future sera d’acquérir l’indépendance en respectant celle d’autrui. Mais l’égoïsme du primitif — désir de supériorité plutôt que désir d’une liberté impossible — était constamment et violemment refoulé par l’intérêt collectif ou par l’idée que se faisait la tribu des mesures nécessaires à sa sauvegarde… Le sentiment collectif d’indépendance s’associait avec le sentiment de supériorité de la tribu sur toutes les autres. Les hommes ont toujours tendance à considérer le groupe, le clan, la nation, la corporation, l’équipe dont ils font partie, comme supérieurs aux autres ; et ils acceptent difficilement le résultat malheureux d’un « fair play », ils donnent comme excuse d’avoir été trahis.

L’individu échappe au sentiment d’infériorité en projetant son besoin de supériorité dans le groupe auquel il appartient. L’esclave lui-même s’enorgueillit, auprès des pauvres gens, de la puissance ou de la richesse de ses maîtres. Tel est le fondement du sentiment patriotique, assez semblable, quoique inférieur, à celui d’une équipe de sport… Dans la tribu primitive il n’y a pas non plus de sentiment d’égalité. C’est la vie en fraternité — surtout une fraternité entre individus du même âge s’étant élevés ensemble, continuant à vivre en familiarité et en entr’aide, avec protection des plus forts sur les plus faibles… — La rivalité, qu’elle s’exerce dans le domaine de la force ou dans celui de l’adresse, c’est-à-dire de l’intelligence, cherche à obtenir, non pas l’égalité, mais la supériorité. Il s’agit de l’emporter sur les autres compétiteurs pour la conquête d’une femme ou pour celle de la gloire. Les hommes n’ont jamais considéré l’égalité que comme un point de départ, par exemple dans les jeux, et non comme un aboutissement.

Lorsque l’autorité héréditaire d’une famille s’est établie dans les tribus, on passe au stade patriarcal qui est le début du système féodal et se confond avec lui (la féodalité du moyen-âge mise à part, car elle représente une phase à son déclin). Le patriarche, le pater familias, le roi achéen, le seigneur, etc., est le protecteur ou le suzerain des autres membres du clan qui sont des hommes libres, mais vivant dans les liens de la vassalité La fidélité à la tribu s’est reportée au chef, qui est, d’autre part, le possesseur nominal des terres, sans être le possesseur effectif. En tout et pour tout ce chef est le représentant symbolique de la tribu dans ses prérogatives, la propriété, les liens sociaux. Ceux-ci sont de nature affective, tout en étant souvent très brutaux.

C’est cette protection affective, cette vie en familiarité même avec le chef, cette fraternité effective dans le malheur, qui ont fait la force de cette forme sociale qui a duré si longtemps. Ce qui, dans cette même société rend l’esclavage tolérable, c’est une certaine indifférence pour la liberté individuelle, et surtout parce que l’esclave fait partie de la famille, comme les autres domestiques, et comme ceux-ci le resteront longtemps encore. La peur du risque maintient dans l’état de clients ou de vassaux une humanité, toute prête à admirer l’homme d’action et le protecteur. Encore de nos jours beaucoup de gens préfèrent être fonctionnaires que de courir les aléas, les soucis et les responsabilités d’une vie indépendante.

Il ne faudrait pourtant pas faire un tableau idyllique du patriarcat féodal. L’autorité du chef va parfois jusqu’au despotisme. Mais, tout le clan vivant ensemble, l’opinion publique peut encore s’exercer, et le chef est obligé de partager la bonne ou la mauvaise fortune de tous.

Plus tard, lorsqu’une inégalité croissante a séparé les hommes libres du seigneur, lorsque le sentiment familial, qui existait entre eux, a disparu, lorsque la pro-