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dans l’Évangile du Salut, que la croyance en des dogmes précis n’était pas requise pour être bon chrétien. Puis Harnack, le fameux théologien berlinois, fit accepter, dans le monde protestant, certains résultats de l’exégèse rationaliste ; l’Histoire des Dogmes et l’Essence du Christianisme comptent parmi ses principaux livres. Le philosophe américain William James utilisait le pragmatisme pour rénover l’apologétique chrétienne et publiait l’Expérience Religieuse. À Paris, le doyen de la faculté de théologie, Sabatier, écrivait son Esquisse d’une Philosophie de la Religion et un autre volume, publié seulement en 1904 après sa mort, Les Religions d’Autorité et la Religion de l’Esprit. Pour lui, les dogmes, déterminés par le milieu historique, ont seulement une valeur transitoire et symbolique. Ceux du christianisme, nés de cerveaux judéo-grecs, exprimés en langue grecque, ne furent que les symboles à travers lesquels les premiers fidèles exprimaient leur foi ; ils n’ont, en conséquence qu’une valeur toute relative. Le pasteur Wagner, fondateur du Foyer de l’Âme, en viendra à ne plus distinguer entre libres penseurs, juifs et protestants. Sans aucune doute, le modernisme catholique doit beaucoup aux travaux des écrivains que nous venons de citer. Il s’inspire aussi des recherches exégétiques que David Strauss, Édouard Reuss, Michel Nicolas, Ernest Renan avaient accréditées au xixe siècle, précédés d’ailleurs dans cette voie par Spinoza, Richard Simon et même des écrivains dévots comme Tillemont, qui se bornait, il est vrai, à montrer l’absurdité de maintes légendes pieuses. C’est au cardinal Newman, qui eut la chance de mourir assez tôt pour n’être point condamné par Rome, que le modernisme emprunta l’idée de l’évolution des dogmes, idée qu’il avait exposée dans un Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, paru en 1845. Ancien professeur d’Oxford, animateur avec Pusey du mouvement tractarien, il s’était converti au catholicisme en 1845. Accueilli à bras ouverts par Rome, qui comptait sur son influence pour ramener les anglicans à l’orthodoxie, il fut nommé recteur de l’Université catholique de Dublin et, plus tard, cardinal. Mais, en encourageant les penseurs catholiques à préciser comment les dogmes naissent et se transforment, il ouvrait la voie aux libres recherches historiques d’un Duchesne, d’un Loisy, d’un Batifol. Une encyclique de Pie X condamna le modernisme en 1907. (Voir l’article Néo-Catholicisme.) Parmi les membres du clergé particulièrement compromis beaucoup n’osèrent pas rompre avec Rome ; ce fut le cas des prélats Duchesne et Batifol, mais jusqu’à leur mort ils restèrent suspects aux autorités ecclésiastiques. Leurs ouvrages les meilleurs ne sont pas faits, il faut en convenir, pour affermir la croyance dans l’infaillibilité de l’Église. Tyrrel, Loisy, Houtin et d’autres ne se soumirent pas ; jamais pourtant ils ne songèrent à créer une nouvelle secte chrétienne. Le modernisme était et resta un mouvement scientifique. Malgré ses prétentions à l’immutabilité, le catholicisme a souvent changé son fusil d’épaule, se réclamant tantôt de Platon, tantôt d’Aristote, tantôt de Descartes, condamnant le lendemain ceux qu’il approuvait la veille, utilisant sans vergogne les idées à la mode, puis les rejetant dès qu’il y trouvait intérêt. Aussi les nouveaux réformateurs pouvaient-ils croire qu’ils rendaient service à l’Église en la débarrassant du poids mort des dogmes surannés. L’intransigeance de Rome mit fin à leurs espérances ; et, pour ma part, je ne le regrette pas, beaucoup de catholiques qui auraient continué d’admettre une foi rajeunie ont cessé de croire depuis. Mais si le pape affecte, officiellement du moins, de ne pas céder en matière dogmatique, il se montre, dans le domaine politique, d’un opportunisme qui donne une singulière idée du Saint-Esprit, son céleste inspirateur. Dans le Syllabus, Pie IX condamnait expressément les gouvernements populaires ; suffrage universel, république,

socialisme étaient pour lui des inventions diaboliques. Dès 1891, Léon XIII conseillait aux catholiques français de se rallier à la république ; et l’on sait qu’aujourd’hui les démocrates chrétiens, sauf ceux d’Italie, sont particulièrement bien vus au Vatican. Le socialisme lui-même, depuis que son succès apparaît probable, ne semble plus aussi pernicieux aux rusés diplomates de Rome ; Marc Sangnier, couvert d’anathèmes par Pie X, se voit chaudement approuvé par Pie XI. Avant de condamner les communistes russes, le pape se montra tout miel à leur égard ; on n’a pas oublié les amicales conversations du nonce et de l’envoyé des Soviets, à l’époque où les bureaux du Vatican rêvaient d’étendre leur domination sur les orthodoxes russes, privés de chef suprême. Pie IX déclarait que, de siècles en siècles, ses successeurs excommunieraient les rois d’Italie, tant qu’ils n’auraient pas rendu à l’héritier de Saint-Pierre la totalité de ses États ; or le pape actuel n’a réclamé qu’un insignifiant lopin de terre pour se réconcilier avec la maison de Savoie. Il y a mieux ; Pie XI, imitant d’ailleurs en cela ses prédécesseurs, estime que bien et mal changent avec la latitude et le méridien ; alors qu’en France il condamne les royalistes et réserve ses faveurs aux cléricaux devenus républicains, en Italie, il favorise les fascistes et réduit au silence les démocrates chrétiens. En fait de politique, le Vatican cherche à utiliser tous les partis fort ; voilà bien du modernisme, et dans le plus mauvais sens du mot. À l’instar des pontifes de Rome, les prêtres ordinaires se montrent d’une adresse incroyable pour remplir leurs caisses et obtenir les faveurs des gouvernements successifs. Pour attirer les jeunes, ils créent des patronages, s’occupent de sport, ouvrent des cinémas. Chaque paroisse quelque peu importante possède un bulletin hebdomadaire, destiné aux adultes ; elle aura bientôt sa caisse de retraite, ouverte en conformité avec la loi sur les Assurances sociales. Selon le public auquel il s’adresse, le prêtre affecte aussi des allures différentes ; familier et bon enfant avec le peuple, il devient homme du monde dans les salons et se donne comme libéral et peu dévot lorsqu’il fréquente des incroyants. Dans cette manière d’agir il y a quelque chose d’antipathique et de méprisable ; je ne conseillerai à personne de prendre modèle sur les catholiques en matière d’hypocrisie. Souhaitons seulement que les esprits libérés ne manquent pas les occasions qui s’offrent de ruiner les faux prestiges ou les opinions surannées. Et s’ils ne peuvent éclairer pleinement leurs interlocuteurs, qu’ils les amènent du moins au degré de développement dont ils sont susceptibles. Spiritisme, occultisme, théosophie s’avèrent de médiocres illusions, et je ne conçois pas qu’une intelligence solide s’y laisse prendre longtemps ; mais, par rapport au catholicisme et aux autres Églises rigoureusement hiérarchisées, ils sont un moindre mal. Lorsqu’il s’agit d’hommes irrémédiablement religieux, incapables de dépasser le stade des chimériques consolations, obtenons qu’ils s’arrêtent à ces formes atténuées d’un mal trop vieux pour disparaître, chez tous, du premier coup. De nos multiples adversaires, n’oublions pas que la religion reste le plus solide et qu’il faut lutter contre elle sans désemparer. – L. Barbedette.


MŒURS n. f. pl. (latin mos, moris, habitudes, règles). Les mœurs se définissent comme des habitudes acceptées ou condamnées, du point de vue moral du bien et du mal. De là cette double désignation de bonnes ou de mauvaises mœurs, Si le bien et le mal correspondaient eux-mêmes à des critériums biologiques sûrs, on pourrait presque désigner les bonnes mœurs : des habitudes avantageuses ; et les mauvaises ; des habitudes nocives. Mais l’imagination humaine (surtout le mysticisme) a tellement perverti le sens naturel de la