Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/249

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MIS
1593

dans nos projets rien de chimérique. Ce que nous voulons, avec ardeur, c’est instituer sur le monde prétendu civilisé, une organisation nouvelle du travail. Et nous trouvons tout naturel que les travailleurs soient les artisans essentiels de cette organisation.

Il n’y aura plus de misère quand les producteurs auront compris la nécessité de produire pour eux, de régler leur production sur leur consommation et celle des êtres qui, dans la société, ont un motif ou une excuse raisonnable de ne point collaborer à la production. Si, comme l’a écrit Musset, qui ne l’entendait pas ainsi : La vile Oisiveté est fille de Misère…, nous aurons fait disparaître la fille en n’entretenant plus la mère. — G Y.

MISÈRE. La misère, dit-on, porte à la résignation, à la lâcheté, au désespoir. Elle s’oppose à la révolte… Écrasés sous le faix de leurs peines, accablés par les difficultés de la vie, le cœur broyé par la souffrance des leurs, les pauvres ne songent qu’à sauver un lendemain précaire, non à assurer un avenir meilleur. D’abord manger, tarir l’angoisse du manque ! Il suffit de voir les lamentables troupeaux qui guettent, regard morne et front bas, les miettes de la bienfaisance et de la charité, d’observer les files de chômeurs attendant quelque maigre secours, implorant, malgré leurs chaînes, un travail de salut, pour comprendre que les prisonniers de la misère sont des vaincus et que, d’eux-mêmes, ils ne pourront, en cet état, se redresser pour affirmer leurs droits. Une insurmontable dépression pèse sur leur conscience, le malheur obscurcit leur compréhension et broie leur volonté. L’homme qui a faim se livre pour un morceau de pain. Et le problème social ne dépasse pas pour lui l’appel de son estomac torturé…

Ce n’est qu’accidentellement, sous la poussée de courants qu’ils n’ont pas ébranlés, que les misérables apportent leur énergie dernière aux causes qui libèrent. Les révolutionnaires se doivent cependant de déposer dans cette masse leurs ferments de régénération. S’ils savent, à certaines heures, canaliser ces forces que le besoin commande et les jeter contre l’obstacle, leur élan personnel pourra s’en trouver élargi en poussée irrésistible. Mais c’est là l’inconnu des heures de crise que régissent tant d’impondérables. C’est déjà le vent des émeutes, la montée des révolutions qui, pour un temps, élève les hommes plus haut qu’eux-mêmes… Dans la vie quotidienne, la misère peut aiguiser quelques natures d’élite, elle enténèbre et rapetisse le grand nombre… — L.

MISÈRE. Il est des pages qui vivront aussi longtemps que l’organisation sociale que nous subissons et qui, même quand aura lui l’aube des temps nouveaux, serviront encore à marquer, du signe de l’infamie, les temps qui ne seront plus. Témoin celle-ci que Proudhon écrivait, il y a près d’un siècle, sur la MISÈRE : « Le phénomène le plus étonnant de la civilisation, le mieux attesté par l’expérience et le moins compris des théoriciens, est la misère. Jamais problème ne fut plus attentivement, plus laborieusement étudié que celui-là. Le paupérisme a été soumis à l’analyse logique, historique, physique et morale ; on l’a divisé par famille, genre, espèces, variétés, comme un quatrième règne de la nature ; on a disserté longuement de ses effets et de ses causes, de sa nécessité, de sa propagation, de sa destination, de sa mesure ; on en a fait la physiologie et la thérapeutique… Les titres seuls des livres qui ont été écrits sur la matière empliraient un volume. À force d’en parler, on est parvenu à en nier l’existence ; et c’est à peine si, à la suite de cette longue investigation, l’on commence maintenant de s’apercevoir que la misère appartient à la catégorie des choses indéfinissables, des choses qui ne s’entendent pas…

…La misère, selon E. Buret, qui a préféré généraliser

moins afin de saisir mieux, la misère est la compensation de la richesse. Que de plus habiles expliquent cela, s’ils peuvent ; quant à moi ma conviction est que l’auteur ne s’est pas lui-même compris. La cause du paupérisme, c’est l’insuffisance des produits (c’est-à-dire le paupérisme) : opinion de Chevalier. La cause du paupérisme, c’est la trop grande consommation (c’est-à-dire encore le paupérisme) : opinion de Malthus. Je pourrais, à l’infini, multiplier les textes sans tirer jamais des auteurs autre chose que cette proposition, digne de faire pendant au premier verset du Coran : « Dieu est Dieu » la misère est la misère et le mal est le mal. La conclusion est digne de ces prémisses : Augmenter la production, restreindre la consommation et faire moins d’enfants en un mot, être riche, et non pas pauvre… Voilà, pour combattre la misère, tout ce que savent nous dire ceux qui l’ont le mieux étudiée, voilà les colonnes d’Hercule de l’économie politique !… Mais, sublimes économistes vous oubliez qu’augmenter la richesse sans accroître la population, c’est chose aussi absurde que de vouloir réduire le nombre des bouches en augmentant le nombre des bras. Raisonnons un peu, s’il vous plaît, puisqu’à moins de raisonner nous n’avons plus même le sens commun. La famille n’est-elle pas le cœur de l’économie sociale, l’objet essentiel de la propriété, l’élément constitutif de l’ordre, le bien suprême vers lequel le travailleur dirige toute son ambition, tous ses efforts ? N’est-ce pas la chose sans laquelle il cesserait de travailler, aimant mieux être chevalier d’industrie et voleur ; avec laquelle, au contraire, il subit le joug de votre police, acquitte vos impôts, se laisse museler, dépouiller, écorcher vif par le monopole, s’endort résigné sur ses chaînes, et pendant les deux tiers de son existence, semblable au Créateur, dont on nous a dit qu’il est patient, parce qu’il est éternel, ne sent plus l’injustice commis contre sa personne ? Point de famille, point de société, point de travail ; au lieu de cette subordination héroïque du prolétariat à la propriété, une guerre de bêtes féroces : telle est, d’après la donnée économique, notre première position. Et si vous n’en découvrez pas en ce moment la nécessité, permettez que je vous renvoie aux théories du monopole, du crédit et de la propriété. Maintenant, le but de la famille, n’est-ce pas la progéniture ? Cette progéniture n’est-elle pas l’effet, nécessaire, du développement vital de l’homme ? N’est-ce pas en raison de la force acquise, et pour ainsi dire accumulée dans ses organes par la jeunesse, le travail et le bien-être ? Donc, c’est une conséquence inévitable de la multiplication des subsistances, de multiplier la population ; donc, enfin, la proportion relative des subsistances, loin de s’accroitre par l’élimination des bouches inutiles, tendrait invinciblement à dominer, s’il est vrai qu’une semblable élimination ne puisse s’effectuer que par la destruction de la famille, objet suprême, condition sine qua non du travail. Ainsi, la production et la population sont l’une à l’autre effet et cause ; la société se développe simultanément et en vertu du même principe en richesse et en hommes : dire qu’il faut changer ce rapport c’est comme si, dans une opération où le dividende et le diviseur croîtraient toujours en raison égale, vous parliez de doubler le quotient. Quoi donc ! Économistes, vous osez nous parler de misère ! et quand on vous démontre, à l’aide de vos propres théories, que si la population se double, la production se quadruple ; qu’en conséquence le paupérisme ne peut venir que d’une perturbation de l’économie sociale au lieu de répondre, vous accusez ce qu’il est absurde d’appeler en cause, l’excédent de la population ! Vous nous parlez de misère ! Et quand, vos statistiques à la main, on vous fait voir que le paupérisme s’accroît en progression beaucoup plus rapide que la population, dont l’excès, suivant vous, le déter-