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tion des États, et avec les méthodes de guerre, mais il persiste. Il change de forme, mais c’est pour reparaître plus formidable, mieux outillé, mieux adapté aux conditions du temps. Quant, à son but et à sa destination, il reste le même à travers les temps : assurer la domination là d’un individu ; ailleurs : de groupes tyranniques suçant et rançonnant la masse.

On peut dire que le militarisme a pris naissance en même temps que la domination de l’homme sur l’homme. Ceux qui commandaient les autres humains on t toujours pensé que leur règne devait, par prudence, ne pas compter exclusivement sur la résignation et une soumission bénévole, mais avoir une force de violence à leur disposition pour mâter les adversaires.

Aussi loin qu’on fouille l’histoire, on s’aperçoit que le militarisme a toujours été un corollaire obligatoire de l’autorité. Au fur et à mesure que l’autorité se concentrait dans les mains d’un puissant souverain, l’organisation du militarisme se compliquait et s’amplifiait. C’est sur le militarisme, et avec son aide, que les grands États se sont formés : Égypte, Chaldée, Assyrie, Perse, Grèce, Rome, dans l’antiquité. Et plus près de nous, les grands États ne se sont agglomérés que par la constitution et l’intervention d’armées toujours plus puissantes, lesquelles affermissaient l’autorité du souverain, d’abord, et s’étendaient ensuite, par la conquête, aux contrées voisines. Le militarisme n’est pas la conséquence du patriotisme, puisque ce sont, presque toujours, les conquêtes des armées et l’annexion militaire imposée et maintenue qui ont rassemblé ces blocs factices que sont les patries modernes. La patrie est fille du militarisme. Aussi est-il naturel, logique, que les patriotes soient en même temps militaristes. On ne renie pas aisément ses origines. Et ceux qui nous présentent un patriotisme édulcoré, presque honteux de lui-même devraient bien se rappeler que les notions de patrie, d’armée et le militarisme sont en étroite filiation. D’ailleurs, qu’éclate un conflit ou leur patrie est en jeu, et les voilà versant obligatoirement dans un militarisme suraigu.

Avec la constitution des royaumes et empires stables, on a assisté à l’organisation de plus en plus méthodique des armées permanentes. Les premiers souverains appelaient aux armes leurs nobles vassaux, qui accouraient avec leurs hommes d’armes. La nécessité de maintenir l’ordre intérieur, la domination du souverain et celle de livrer des guerres incessantes, a poussé les monarques à constituer des formations durables, solidement organisées, pliées sous une discipline de fer, prêtes à intervenir à chaque instant et n’importe où. Mais c’était toujours l’armée du roi, la marine royale.

La révolution française de 1789, en ruinant politiquement le pouvoir absolu du monarque, a modifié le caractère de la souveraineté qui s’abrite sous le masque des États. Et elle a amené la transformation du militarisme. Aux armées mercenaires royales sont venues se substituer les armées nationales, amenées par la conscription obligatoire. La centralisation des États se renforçant, les guerres exigèrent des forces de plus en plus puissantes. L’ère du militarisme moderne s’ouvre avec la Révolution ; puis c’est Napoléon, la constitution d’un empire russe, d’un empire allemand, d’une royauté italienne, d’un empire austro-hongrois, etc… Plus les États sont puissants et centralisés, et plus les militarismes se développent. Ce sont deux organismes connexes : l’un est le corollaire de l’autre. Et si quelque jour, nous voyons se constituer un super-État européen, il aura à sa disposition un militarisme formidable auprès duquel ceux d’aujourd’hui ne sont que des jouets. Il en est déjà question.

Vouloir se débarrasser du militarisme en conservant les États est une plaisanterie ou une chimère. L’État

soi-disant prolétarien de Russie, surtout dans le cadre mondial actuel, est autant, sinon plus, militariste que les autres.

Un État sans appui militaire, sans appareil de coercition ne pourrait point vivre, bientôt secoué par les revendications des basses couches sociales. D’autre part, un militarisme sans État n’a point de raison d’exister.

Cette institution indispensable aux gouvernements est effroyablement onéreuse pour les peuples. S’il fallait calculer ce qu’ont coûté d’abord les périodes préparatoires des années de « paix armée » si lourdes pour les budgets des nations, puis, en vies humaines, en destructions imbéciles ou monstrueuses, en richesses anéanties, les guerres et les répressions, et si on y ajoutait les dettes contractées par les États pour parer aux dépenses formidables des unes et des autres, on resterait confondu. Il suffit de voir les milliards gaspillés par l’Europe d’après-guerre en préparation militaire pour comprendre que le militarisme, en même temps qu’il en est l’engin destructeur, est la sangsue des sociétés modernes.

Prenons la France comme exemple. Elle a actuellement une dette intérieure et extérieure dépassant 400 milliards, provenant exclusivement des dépenses de guerre. Les arrérages payés pour ces dettes de guerre se montaient, en 1929 (rentes consolidées ou amortissables) à 14 milliards. Les pensions de guerre et retraites militaires se chiffrent à environ 7 milliards. Les budgets de la guerre, de la marine de guerre, des colonies (dépenses militaires) et des corps expéditionnaires, sont d’à peu près 20 milliards. Soit, en tout, 31 milliards. Voilà ce que coûte le militarisme à la population française. Et, chaque année, cette charge va grossissant.

Plus de 30 milliards par an pour le militarisme et ses conséquences ! Alors que l’ensemble des salaires de tous les ouvriers, paysans, employés, fonctionnaires, mis ensemble, n’atteint pas 60 milliards (chiffres officiels). Que de réformes sociales, que d’améliorations au sort du peuple si ces 30 milliards étaient utilisés pour le bien-être de tous ! Rien que cette économie, à elle seule, vaut la peine de faire une révolution sociale, sans compter le reste.

Les budgets de la guerre et de la marine, réunis, en France, étaient de 548 millions en 1868, de 663 millions en 1878, de 727 millions en 1888, de 938 millions en 1898, de 1165 millions en 1908, de 1814 millions en 1913. Ils sont maintenant de plus de 10 milliards. Comme on le voit, l’ascension est constante. Malgré la réduction du service militaire de 7 ans à 5, puis à 3, puis à 2, les dépenses ont augmenté sans cesse. Il en a été de même dans tous les pays.

Depuis la grande guerre les exigences de ce militarisme que certains, naïvement, avaient caressé l’espoir de détruire, n’ont encore fait que croître, C’est, de nouveau et avec plus d’intensité, la course aux armements. Armée de terre, armée de mer, armée de l’air, ont des besoins de plus en plus forts. La science transformant chaque jour les méthodes guerrières, chaque État veut se tenir à jour des découvertes, ne point se laisser distancer par les voisins. Et pour parachever ce joli tableau, nous verrons prochainement la Société des Nations, le super-État, se mettre lui aussi de la partie et organiser son militarisme.

On peut, sans exagération aucune, estimer qu’aujourd’hui l’entretien des militarismes absorbe au moins un vingtième de la production industrielle des pays dits civilisés, que deux autres vingtièmes sont gaspillés à payer les intérêts des dettes contractées par suite des guerres, et qu’un vingtième environ de la population mâle valide est enrégimenté dans les armées. Tant en efforts utiles gaspillés dans l’œuvre de mort qu’en parasites entretenus à une besogne nuisible, le