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personnalité mentale de la multitude d’impressions qui nous assaillent est soumise à des conditions, elle a des bornes, reculées sans doute, mais que ne sauraient être transgressées sans risque de fourvoiement. Un afflux trop considérable et trop précipité d’impressions provoque l’affolement de notre esprit, l’impossibilité d’un classement, d’une élaboration qui ne peut résulter que d’une fusion des sujets nouveaux avec l’essence des événements passés. Faute d’un choix parmi les sensations perçues, leur masse confuse sera rejetée en bloc, sans avoir été digérée, sans avoir nourri l’esprit. C’est le cas des mémoires brutes, automatiques.

Comment s’opère le choix des éléments à retenir ? Il exige d’abord l’attention, l’intérêt porté à une certaine catégorie de phénomènes. « Quand on ne sait pas ce que l’on cherche, on ne comprend pas ce que l’on trouve », a dit Claude Bernard. On encombre son cerveau de matériaux inutilisables qui s’éparpillent après en avoir disloqué le tissu fragile. Normalement, le plus grand nombre, parmi les collections d’impressions reçues, ne rencontrant pas de semblables dans le contenu de notre appareil psychique, passe inaperçu ou tombe presque aussitôt dans l’oubli. L’oubli est la condition même de la mémoire associative. Parmi les faits retenus, une discrimination s’effectue. Ceux qui concordent avec des expériences maintes fois reproduites, qui ont provoqué des réactions constantes de notre comportement, servent simplement à renforcer ces réactions, à consolider une habitude. Quant aux autres, après une confrontation immédiate ou différée, suivant les cas, avec les données antérieurement enregistrées, ils sont incorporés à notre patrimoine intellectuel. Tout fait qui prend place parmi nos souvenirs a été l’objet d’un jugement préalable ; à son tour il est le point de départ de nouveaux jugements. Mémoire, association et raison progressent de conserve.

Le fait de mémoire, nous l’avons dit, n’est pas une image qui se dévoile, le passé qui se reproduit intégralement. Nous ne vivons que dans l’instant présent, présent qui est constitué par la synthèse de toute notre vie passée (passé ancestral compris, au moins pour la partie qui n’a pas été éliminée au cours des réductions génétiques.) Le souvenir d’un événement passé n’est jamais que le passé influencé par tout ce qui nous est survenu depuis. Ceci est important lorsqu’il s’agit d’apprécier la valeur des témoignages. Le témoin le plus sincère peut, à son insu, dénaturer la vérité. On peut même avancer qu’aucun témoin ne rapporte la vérité intégrale. Celle-ci ne peut venir, et encore à grand peine, que de la confrontation d’un grand nombre de témoignages. Testis unus, testis nullus.

La mémoire n’est pas une faculté complètement individualisée. Elle est d’origine sociale pour une large part ; et cela explique la richesse comparative de la mémoire humaine. Halbwachs a publié un ouvrage sur « les cadres sociaux de la mémoire » où sont étudiés « les caractères et les conditions de ces souvenirs précis, déterminés, localisés et datés, relatifs à des événements qui n’ont eu lieu qu’une fois et qui ne se sont jamais intégralement reproduits ». « Ce n’est donc pas de notre mémoire proprement personnelle que notre passé tient la consistance, la continuité, l’objectivité en un mot, qui le caractérise à nos propres yeux… il les doit à l’intervention de facteurs sociaux, à la perpétuelle référence de notre expérience individuelle, à l’expérience commune à tous les membres de notre groupe, à son inscription dans des cadres collectifs auxquels les événements se rapportent au fur et à mesure qu’ils se vivent, auxquels ils continuent d’adhérer une fois disparus et au sein desquels nous en effectuons non seulement la localisation, mais même le rappel. » (Blondel). « Comme la perception générique, le souvenir propre-

ment dit est l’acte d’une intelligence socialisée et opérant sur des données collectives. »

Pourtant l’action du milieu social sur l’individu ne s’exerce pas toujours dans un sens favorable. Nous avons vu que dans la série animale le progrès de l’intelligence était parallèle à celui de la mémoire en voie d’organisation. Il en a été sans doute de même au début des sociétés humaines. De la haute perfection de la mémoire au début de la période historique, nous avons la preuve dans la transmission orale des légendes et des longs poèmes, dans le rôle de la tradition dans l’évolution des sociétés et la conservation des connaissances techniques. Il semble que depuis lors la capacité mnémonique se soit restreinte plutôt qu’accrue, du moins relativement aux exigences de la vie. « Les intelligences individuelles ne paraissent pas non plus progresser nécessairement dans leur niveau moyen pour ce qui est des races depuis longtemps civilisées ; le savoir seul est en croissance. Le progrès mental est incontestable mais il concerne le savoir ; or le savoir n’est plus individuel ; il n’est pas héréditaire non plus, semble-t-il, il est social. L’évolution biologique de la mémoire paraît terminée ; mais il existe en outre une évolution sociale de la mémoire qui, à notre époque, est déjà singulièrement avancée. » (Piéron). Le volume moyen des cerveaux reste le même, les bibliothèques s’agrandissent. « Mais le progrès risque d’être enrayé par la charge de plus en plus lourde des acquisitions antérieures que doivent traîner les générations nouvelles ; la force excessive de la mémoire sociale devient réellement dangereuse pour l’individu qu’elle emprisonne et qu’elle stérilise. » (id.)

Quelle direction devons-nous donc donner à l’enseignement théorique et technique pour que le savoir ne porte pas préjudice à l’intelligence ? Devons-nous tenir pour suspecte une très bonne mémoire ? Non, Comme le fait remarquer P. Delbet : « C’est une grande force de pouvoir évoquer d’un coup un nombre considérable de souvenirs, de façon à envisager les phénomènes au point de vue le plus général. » Il dit encore : « Pour moi qui fais passer des examens de chirurgie, la question est celle-ci. En présence d’un malade, le candidat devenu médecin, retrouvera-t-il ses souvenirs ? L’excitation causée par la constatation d’un symptôme sera-t-elle suffisante pour faire entrer en fonction ses cellules cérébrales ? Si oui, le candidat sait. Si non, il ne sait pas. Ses connaissances sont pratiquement inutilisables ; elles sont comme si elles n’étaient pas. »

Il faut donc cultiver la mémoire. Et cette culture est à la fois psychologique et physiologique. Les impressions pénètrent en nous par les sens. Il faut donc développer, aiguiser, fortifier les sens. Œuvre de détail et aussi d’ensemble, car le fonctionnement des organes de relation est dans la dépendance de la santé générale. Il faut que les impressions ne soient pas fugitives, ce qui réclame l’attention, d’abord sensibilité soutenue de tout l’organisme à tout changement, état qui ressortit au tonus musculaire et nerveux, puis concentration de cette sensibilité sur un objet spécialement choisi dans l’ensemble des faits particuliers qui composent le phénomène total observé. Ceci réclame la mise en jeu de l’énergie psychique et aussi de l’activité de tout l’être, car il faut analyser le phénomène, raviver les souvenirs anciens pour établir des relations entre les impressions. passées et celles du présent, enfin introduire celles-ci dans la personnalité. Ceci constitue un jugement. L’intégration à la personnalité resterait précaire, si le souvenir qui vient d’être emmagasiné demeurait inerte. Il faut donc qu’à son tour il soit le point de départ de processus analogues, qu’il entre fréquemment en activité. Perfectionnement de la sensation, de l’attention du jugement, de l’activité, voilà en quoi consiste la culture de la mémoire. Et la recherche de ces qualités serait compromise si l’état physique de l’individu n’était