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MAT
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positives s’intéressent surtout à la quantité. Elles utilisent des instruments de précision, exigent des mesures, et finalement traduisent en langage mathématique les résultats obtenus. Dans ses parties les plus avancées, la physique aboutit à des séries de formules qui facilitent les applications techniques et permettent de suivre aisément la marche des phénomènes ; la chimie, elle aussi, fait appel de plus en plus à la mesure et au calcul. Biologie, sociologie ne sont pas encore parvenues au stade du mathématisme, mais elles s’en rapprochent lentement, la première surtout qui fait de fréquents emprunts à la physique et à la chimie. Contre ce triomphe des mathématiques, Boutroux, Bergson et d’autres philosophes se sont insurgés vainement. Applicables avec rigueur ou presque dans le monde inorganique, les formules mathématiques cessent de l’être dans le domaine de la vie et plus encore dans celui de la pensée, d’après Boutroux. Les lois scientifiques nous renseignent sur la marche ordinaire des phénomènes ; mais, dans la nature, il y a de la contingence, de l’indétermination ; il arrive que les faits sortent des limites que nos formules leur assignaient, comme les eaux d’un fleuve débordent quelquefois hors du lit qui les contient habituellement. Bergson prétend de son côté, que l’évolution est créatrice et qu’il y a dans la nature incessante apparition de nouveauté. Comme la raison qui les engendre, les mathématiques visent des buts pratiques ; très utiles pour l’action, elles sont incapables de nous donner une connaissance vraie du réel ; ne saisissant des choses que la surface, le dehors, solidifiant ce qui est devenir ininterrompu, elles déforment absolument les faits vitaux et psychologiques auxquels on prétend les appliquer. Comme de juste, les belles phrases de Boutroux et de Bergson n’ont pas arrêté les savants ; chaque jour des découvertes nouvelles prouvent que, dans la nature, rien n’échappe au déterminisme. Il faut la mauvaise foi ou l’ignorance d’un évêque pour déclarer, comme celui de Plymouth, Masterman : « L’atome paraît se comporter de manières aussi différentes qu’inexplicables et une sorte de liberté rudimentaire semble appartenir à la structure du monde physique. » Il n’y a place dans la nature que pour un enchaînement rigoureux de causes et d’effets. ‒ L. Barbedette.


MATIÈRE (n. f. du latin materia). Suffit-il d’ouvrir les yeux, d’étendre la main, d’user des sens en général pour percevoir la substance des objets qui nous entourent ? L’immense majorité des ignorants, plus quelques pseudo-philosophes, singes d’Aristote, le supposent volontiers. Pour eux, l’esprit est un miroir fidèle du monde extérieur : les choses sont bien telles que nous les voyons, telles que nous les palpons ; pourtant, nous savons aujourd’hui, de science certaine, qu’il n’en est rien ; les couleurs, déclare la physique, se réduisent à de simples vibrations dans la réalité objective, et les sensations tactiles proviennent de modifications mécaniques ou chimiques des terminaisons nerveuses. Les sons résultent d’ondulations acoustiques parfaitement étudiées ; l’odorat, le goût présentent un caractère subjectif indiscutable. Or la couleur, le son ressemblent si peu à des vibrations, qu’il a fallu des siècles de recherche avant d’aboutir aux connaissances actuelles ; nous ignorons encore le mécanisme secret des sensations tactiles dans leur rapport avec l’excitant externe. Notre esprit n’est point un miroir fidèle ; en lui l’univers observable ne se reflète pas sans modification ; tel une glace déformante, il impose aux données sensibles un enchaînement et des aspects qui résultent de la nature intime des organismes récepteurs. Le daltonien perçoit vert ce que l’œil normal perçoit rouge ; de nombreux troubles nerveux prouvent à l’évidence qu’un excitant demeuré identique provoque des sensations

différentes lorsqu’une modification survient dans les organes périphériques ou dans le cerveau.

Résultat d’un compromis entre les vibrations extérieures et l’appareil nerveux impressionné, la sensation nous révèle l’existence d’une cause excitatrice, elle reste muette sur la nature profonde de cette cause. Un objet particulier n’est pour nous que la somme des sensations diverses qu’il provoque ; l’orange, par exemple, se réduit à un ensemble d’impressions visuelles, tactiles, gustatives, olfactives coexistantes. Mais quel substratum se cache sous la couleur, détermine goût et parfum, se révèle sphérique à la palpation des doigts ? Et ce que je dis de l’orange je puis le dire, avec quelques variantes concernant surtout les sensations gustatives et olfactives, d’un meuble, d’une pierre, d’un morceau de fer, de n’importe quel objet. Ainsi se trouve posé le problème de l’existence de la matière ; problème insoluble pour le métaphysicien mais que le savant arrive déjà à rendre moins obscur.

L’existence de la matière fut niée par certains idéalistes ; Berkeley, évêque anglican de Cloyne mérite de retenir particulièrement l’attention. Ému de l’impiété grandissante au xviii, il voulut extirper la croyance en la réalité d’un substratum matériel des qualités sensibles. Les choses, à son avis, n’ont pas d’existence hors des esprits qui les perçoivent ; elles sont seulement en tant que connues. « Pour une idée, exister en une chose non percevante, c’est une contradiction manifeste, car, avoir une idée et la percevoir, c’est tout un ; cela donc en quoi la couleur, les figures, etc., existent, doit les percevoir. Il suit de là clairement qu’il ne peut y avoir de substrat non pensant de ces idées ». Et Berkeley rend sa doctrine plus compréhensible par l’exemple suivant : « Je vois cette cerise, je la sens, je la goûte : or je suis sûr que rien ne peut être vu, ni goûté, ni touché ; donc elle est réelle. Supprimez les sensations de douceur, d’humidité, de rougeur, d’acidité, et vous supprimez la cerise. Puisqu’elle n’a pas une existence distincte des sensations, je dis qu’une cerise n’est rien de plus qu’un agrégat d’impressions sensibles, ou d’idées perçues par des sens différents : idées qui sont unifiées en une seule chose par l’intelligence ; et cela, parce qu’on a observé qu’elles s’accompagnent l’une l’autre. Quand j’ai certaines impressions déterminées de la vue, du tact, du goût, je suis sûr que la cerise existe ou qu’elle est réelle ; sa réalité, d’après moi, n’étant rien si on l’abstrait de ces sensations. Mais si, par le mot cerise, vous entendez une matière inconnue, distincte de toutes ces qualités sensibles, et par son existence quelque chose de distinct de la perception qu’on en a, je l’avoue ni vous, ni moi, ni personne au monde ne peut être assuré qu’elle existe ». Et le philosophe accumule les arguments pour démontrer que les qualités premières comme les qualités secondes restent subjectives et que la notion de matière est contradictoire. Mais tous ses raisonnements échouent devant une double constatation ; celle de la simultanéité constante et invariable des diverses impressions visuelles, tactiles, etc., se rapportant au même objet, et celle de l’accord de tous les hommes normaux sur les sensations perçues dans un même endroit de l’espace, au même moment du temps. Rougeur, humidité, douceur de la cerise sont toujours données ensemble ; et ce fruit n’est point perçu par un individu seulement, il l’est par tous les individus présents. En manière d’explication Berkeley invoque l’action de Dieu, ce pantin métaphysique qui permet aux philosophes de concilier en apparence les plus évidentes contradictions. Cette carence est la meilleure preuve de l’existence, hors de nous, d’une substance productrice des sensations.

Mais, sur la nature de ce substrat, les opinions ont varié extrêmement. Pour les premiers penseurs grecs,