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à Tours du 9 au 12 décembre 1896, Fernand Pelloutier présenta un rapport duquel on peut extraire ces lignes : « La révolution sociale doit avoir pour objectif de supprimer la valeur d’échange, le capital qu’elle engendre, les institutions qu’elle crée. »

« Nous partons de ce principe, que l’œuvre révolutionnaire doit être de libérer les hommes, non seulement de toute autorité, mais aussi de toute institution qui n’a pas essentiellement pour but le développement de la production. Par conséquent nous ne pouvons imaginer la société future autrement que comme l’association volontaire et libre des producteurs. »

« Deux choses nous paraissent évidentes : la première c’est que la vie sociale se réduit à l’organisation de la production. Manger et penser, ce doit être là toute l’occupation humaine. »

Au septième Congrès des Bourses du Travail, tenu à Paris du 5 au 8 septembre 1900, la proposition ci-dessous, émanant de Constantine, fut adoptée à l’unanimité :

« Considérant que toute immixtion de la Fédération des Bourses du Travail dans le domaine de la politique serait un sujet de division et détournerait certainement les organisations syndicales du seul but qu’elles doivent poursuivre : l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes,

« Décide :

« Qu’en aucun cas la Fédération des Bourses du Travail ne devra adhérer à un groupement politique. »

Un quart de siècle s’est écoulé depuis que fut élaboré ce bref programme révolutionnaire, la guerre a passé, détruisant une partie de l’œuvre de nos aînés et à présent l’entente semble plus improbable qu’elle ne le fut à l’origine du mouvement syndical.

C’est que les syndicalistes révolutionnaires des premiers jours commirent cette faute grave de considérer le syndicalisme comme un but, alors qu’à nos yeux il n’est qu’un moyen.

Pour que la bonne harmonie règne au sein des organisations syndicales, que l’entente se réalise entre tous les travailleurs, il faut non seulement en chasser la politique, mais aussi ne prêter au syndicalisme aucune idéologie ; quelle qu’elle soit. Le syndicalisme est tour à tour réformiste et révolutionnaire. Il est réformiste par son organisation et son « but » qui n’est toujours qu’immédiat et il est révolutionnaire par son action. Les éléments qui le composent peuvent être hétérogènes si le syndicalisme n’a pas de but politique ; c’est impossible si on lui adjoint une idée, une doctrine, une philosophie. Il devient alors un syndicalisme de secte, de parti, et l’entente est irréalisable. C’est ce qui s’est produit en France à la suite de la guerre.

À mes yeux — je sais que bon nombre d’anarchistes communistes ne partagent pas ce point de vue — le syndicalisme ne peut, dans sa forme, être que réformiste ; nous pouvons citer en exemple les grandes organisations, anglaises, allemandes ou américaines. C’est à la faveur des événements qu’il agit révolutionnairement, et non pas parce qu’il groupe un grand nombre de révolutionnaires. Pour s’opérer sur une large échelle, le recrutement syndical doit ne se réclamer de rien, sauf de la lutte en faveur de l’amélioration du travailleur. Sur ce point précis l’entente peut se faire et le syndicalisme peut grouper des hommes de toutes les tendances.

En ce qui concerne l’entente des partis politiques ou des organisations sociales et philosophiques, c’est tout-à-fait différent, et nous pensons que l’entente ne peut s’effectuer qu’après mûre réflexion.

Dans un projet d’organisation des anarchistes paru en 1926 à la Librairie Internationale, P. Archinoff,

secrétaire du Groupe d’Anarchistes russes à l’étranger, écrit une préface dont nous tirons ce passage :

« Nous rejetons comme théoriquement et pratiquement inepte l’idée de créer une organisation d’après la recette de la « synthèse », c’est-à-dire, réunissant des représentants des différentes tendances à l’Anarchisme. Une telle organisation ayant incorporé des éléments théoriquement et pratiquement hétérogènes, ne serait qu’un assemblage mécanique d’individus concevant d’une façon différente toutes les questions du mouvement anarchiste, assemblage qui se désagrégerait infailliblement à la première épreuve de la vie. »

Voilà ce que l’on peut appeler une conception courageuse de l’organisation anarchiste. Nous n’avons pas ici à porter une appréciation sur le contenu de la brochure que tout Anarchiste a le devoir de lire ; mais le passage que nous citons plus haut signale un mal dont nous souffrons et qui menace de nous tuer.

L’Anarchisme est interprété de différentes façons et, à notre avis, il n’est pas suffisant de se dire et de se prétendre Anarchiste pour être un camarade avec lequel nous pouvons nous entendre et nous allier.

« Sans avoir l’outrecuidance, écrivait Jean Grave, de formuler un code de l’Anarchie, je crois cependant à la nécessité de passer en revue les divers moyens d’action ; j’y crois d’autant plus que l’idée ayant pris quelque extension, elle semble avoir perdu en profondeur et en intensité ce qu’elle a gagné en nombre, beaucoup venus à l’idée par dilettantisme, par entraînement, ne se rendent pas compte de la somme d’efforts et d’abnégation que demande une idée qui a à lutter contre tout l’état social.

« Venus avec toutes les idées fausses en politique, toute leur ignorance des causes réelles, des maux dont nous souffrons, ils ont apporté avec eux toute la pharmacopée politique et s’imaginent avoir changé d’idées, parce qu’ils ont mis une étiquette nouvelle. Cela fait que par certains côtés l’Anarchie semble vouloir dévoyer du chemin poursuivi jusqu’à présent.

« Je sais bien que ceux qui agissent ainsi prétendent que c’est par largeur de vue, déclarant que, pour eux, tout moyen est bon, pourvu qu’il nous mène au but, et que c’est faire œuvre de sectarisme, preuve d’étroitesse de vue en repoussant tel ou tel moyen.

« Seulement, à ce compte-là, il serait très facile de s’accorder un brevet de tolérance et de penseur universel, en acceptant d’incorporer dans sa philosophie, n’importe quelle idée, n’importe quelle action. Le mal est que lorsque l’on accepte tant de choses, c’est que l’on ne croit à rien ; cette philosophie peut bien vous faire tout accepter, tout excuser, mais elle ne vous mène pas à l’action contre ce qui est mauvais. » (Jean Grave, L’Anarchie, son But, ses Moyens, pp. 30, 31.)

Dussions-nous être accusés de dogmatisme, nous pensons que Jean Grave a raison et que l’entente de tous ceux qui se réclament de l’Anarchie n’est pas possible, et que, le serait-elle, elle n’est pas souhaitable.

Pour quelles raisons, nous objectera-t-on, l’entente entre tous les Anarchistes est-elle irréalisable, puisque tous les Anarchistes combattent le principe d’autorité et que tous aspirent à la liberté la plus absolue de l’individu ? Cela ne nous paraît pas suffisant. L’anarchisme, à nos yeux, n’est pas la synthèse d’aspirations philosophiques. Ce n’est pas de l’idéologie pure ; il doit reposer, à notre sens, sur un terrain matériel, c’est-à-dire un programme d’action.

« Les idées les plus abstraites, nous dit Bakounine, n’ont d’existence réelle que pour les hommes, en eux et par eux. Écrites ou imprimées dans un livre, elles ne sont rien que des signes matériels, un assemblage de lettres matérielles et visibles dessinées ou imprimées sur quelques feuilles de papier. Elles ne devien-