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intéresser l’individu qui cherche à connaître, à s’instruire, à s’élever et, à ce point de vue, elle constitue pour le peuple l’unique ouvrage écrit pour lui, l’ouvrage qui manquait : l’ « Encyclopédie du Peuple ».


ENDORMEUR adj. Lorsque le chirurgien doit faire une opération douloureuse, il endort le patient afin que celui-ci, ne sentant pas son mal, se laisse faire sans bouger et facilite l’opération. Il a soin cependant d’avertir son client, de lui demander sa permission et de le réveiller une fois l’opération terminée. Dans l’opération sociale qui consiste à dépouiller le malheureux, à le pressurer, à l’affamer, à le faire produire beaucoup et consommer peu, à l’envoyer à la boucherie lorsque ses maîtres l’ont décidé, le malade, c’est-à-dire le peuple, doit être endormi sans le savoir et ne pas se réveiller. Pour le maintenir endormi, il y a tout un tas de sinistres gredins occupés continuellement à lui verser du chloroforme sur le crâne. Les endormeurs sont tous ceux qui travaillent à détourner son attention de sa misérable condition sociale, ou qui l’engagent à accepter celle-ci en le berçant d’espérances pour la vie future, ou qui lui demandent de leur confier ses intérêts pour qu’ils s’en occupent en ses lieu et place.

Endormeur : le curé, de quelque religion qu’il soit, qui fascine la foule avec des cérémonies grandioses, qui s’introduit partout pour maintenir l’autorité de l’Église, qui ordonne aux pauvres (qui n’ont rien) d’abandonner les biens de la terre aux riches (qui possèdent tout), avec l’espérance d’obtenir un bonheur sans limite dans l’autre monde, afin que les parasites puissent vivre en paix dans celui ci ; le curé qui répète sans cesse à ceux qui souffrent : « Supportez avec résignation cette épreuve que Dieu vous envoie pour votre bonheur éternel. Soyez humbles. Soyez soumis et priez Dieu ! »

Endormeur : le moraliste qui nous prêche l’obéissance aux parents, aux maîtres, aux chefs, aux patrons, aux gouvernants ; la soumission aux lois, aux coutumes, aux préjugés ; l’amour paternel, maternel, familial, etc…, comme si cela se commandait ; l’amour du pays, du drapeau, de la patrie, bref toutes les amours, sauf l’amour charnel qu’il charge d’entraves jusqu’au point de le détruire ; qui nous conseille le renoncement à la vie, le sacrifice à l’intérêt général, à la grandeur du pays, et enfin, la mort pour la patrie !

Endormeur : l’économiste qui ne voit dans le travailleur qu’un instrument de production qu’il faut alimenter avec le minimum de dépenses, qui, après avoir compté les calories nécessaires à son entretien, lui conseille de se nourrir de haricots ou de lentilles pour assurer la prospérité du pays, qui lui vante la beauté de l’épargne — que des malins lui escroqueront — et de la surproduction qui amènera le chômage, la misère et la guerre.

Endormeur : le journaliste qui empêche le lecteur de penser, qui l’abêtit avec les récits des combats de boxe, des championnats de lutte, de courses, de danses, qui le gave de littérature idiote et malsaine, qui le nourrit de l’horreur des crimes, des scandales, qui fait du bluff autour des discours creux des gouvernants, de leurs faits et de leurs gestes insignifiants, afin de mieux cacher leurs œuvres criminelles et s’ingénie à passionner le peuple par des affaires retentissantes, genre Landru ou autres, lorsque les coquins qui tirent les ficelles de la tragédie sociale préparent leurs plus mauvais coups.

Endormeur : le politicien qui flatte les travailleurs, plaint leur misère, regrette leurs privations, leur reconnaît le droit à davantage de bien-être, mais leur défend bien de prendre eux-mêmes leur dû, leur recommande d’être bien sages et bien tranquilles, vu que

lui se charge de leur faire obtenir satisfaction s’ils lui accordent leur confiance, et leur enjoint surtout de ne pas agir par eux-mêmes, car ils feraient tout manquer.

Endormeur : le chef ouvrier, bien casé dans une fonction syndicale, inamovible, vivant tranquillement dans son fromage, entretenu par les gros sous de ses compagnons de travail, ne craignant rien plus que de perdre sa place et d’être obligé de reprendre l’outil ; qui fait des discours enflammés contre le patronat dans les réunions publiques, mais qui est toujours prêt à châtrer l’énergie des ouvriers, lorsque ceux-ci veulent faire un mouvement de grève ou d’action directe ; qui prétend toujours que le moment n’est pas venu, qu’il faut attendre, que lui saura donner le signal au moment opportun, qu’il va intervenir auprès du patron, des pouvoirs publics, etc., et qui finalement, lance les ouvriers qui lui ont donné confiance dans les bras des politiciens.

Enfin, endormeurs aussi : ces entrepreneurs de Révolution, qui, après avoir jugé et condamné le régime capitaliste, ont décidé de se substituer à lui en adoptant ses institutions et en s’y adaptant eux-mêmes ; qui excitent la colère du peuple contre ses profiteurs et lui demandent de leur accorder le pouvoir pour faire, eux seuls, la transformation sociale, le rôle du Peuple devant alors se borner à attendre la Révolution sociale avec une sorte de fatalisme, sans avoir à s’en préoccuper autrement que pour fournir des soldats à l’armée révolutionnaire que les chefs de parti utiliseront comme ils l’entendront…

Et le peuple ainsi endormi par tous ces charlatans, ne sent pas le mal qui le ronge, l’oppression qui le suffoque, la chaîne qui l’étrangle, l’iniquité qui le tue. Il ne vit pas assez pour cela ! Si parfois le mal devient si grand qu’il est obligé de l’apercevoir, il attend le guérisseur avec son baume et sa morphine, en l’occurrence le politicien avec ses promesses et ses réformes illusoires. Avec ces calmants, il se rendort de nouveau.

Il est temps de réveiller ce peuple. L’opération qui le dépouille, qui l’opprime, qui l’asservit, qui l’anémie, qui le tue un peu chaque jour quand ce n’est pas d’une façon brutale, a assez duré. Mettons à nu ses plaies, ses misères, ses souffrances, aiguisons sa sensibilité au lieu de l’anesthésier. Il faut qu’il sente son mal pour le connaître et pouvoir le guérir. Il en souffrira davantage ? Soit ! Il ne tardera pas alors à se révolter et à se débarrasser de tous ceux qui l’endorment pour le torturer et l’empêcher de vivre. Montrons-lui le chemin de la libération, maintenons son activité en éveil, répétons-lui sans cesse : « Si tu veux vivre, prépare ta vie toi-même ; produis, mais prends toi-même ce qui t’est nécessaire pour vivre ; si tu veux être libre, prends toi-même ta liberté ; si tu veux être heureux, puise toi-même aux sources du bonheur. La vie, la liberté, le bonheur ne se reçoivent pas ; ce sont des biens qu’il faut mériter et prendre. Le régime social actuel t’écrase et tu veux le voir remplacer par un autre ; attelle-toi à la besogne au lieu de compter sur ce que feront les autres. Détruis les institutions iniques, remplace-les par tes organisations à toi ; établis ton mode de vie sociale, mais n’oublie jamais que la Révolution ne sera que ce que tu la feras. Si tu restes endormi, si tu n’as pas la force ou le courage d’agir, tant pis pour toi ! Aucun autre ne peut agir à ta place. Ce n’est donc pas de te reposer sur nous que nous te demanderons, ni de nous donner ta confiance, mais d’agir avec nous, avec tous ceux qui souffrent, de travailler avec nous, d’étudier avec nous, d’élaborer avec nous une société qui sera ton œuvre comme la nôtre et dont personne ne pourra t’enlever les conquêtes et les avantages. Et une fois cela réalisé, ne crois pas que tu puisses laisser les endormeurs tranquilles.