« qu’il faut étudier les peintures les plus cruelles des mœurs du temps » (id). Il y a en lui l’ardeur et les accents des anciens prophètes qui élevaient la morale au-dessus de la religion et faisaient passer la question sociale avant la loi pour revendiquer les droits de la justice.
La pensée chrétienne perdit vite cette grandeur âpre et sauvage lorsque le christianisme ne posséda plus son esprit de révolte, qu’il ne fut plus la clameur de l’humanité appelant la vérité, la justice et la liberté. Au kalon des Grecs, qui confondait le beau et la vertu en exaltant la vie, elle allait substituer l’abnégation et le malheur qui sanctifient la souffrance. Elle tomba aux disputes dogmatiques des gens d’église et à la casuistique entortillée par laquelle ils s’adaptaient au monde. Le christianisme ennemi de l’art ne pouvait produire des poètes. Il ne pouvait faire chanter un Homère ou un Virgile alors qu’il brûlait leurs œuvres. La première poésie chrétienne fut d’une lamentable médiocrité. Elle fut représentée par de tristes et pauvres productions de vagues rhéteurs, des Prudentius, des Vigilantius, qui voulant « appliquer aux dogmes chrétiens le rythme des poésies païennes s’épuisèrent dans ce labeur stérile » (Ph. Chasles). Leurs successeurs ne réussirent pas mieux ; ils ne furent grands que dans la mesure où ils furent humains et non chrétiens, tels un Racine, un Lamartine, et lorsqu’ils exprimèrent, tel un Lamennais, la révolte de l’esprit de liberté contre les dogmes.
Malgré le système d’envoûtement, de terreur et de mort que l’Église faisait peser sur la pensée, celle-ci ne pouvait mourir. Pendant dix siècles elle prépara dans les masses populaires son nouvel enfantement. Tout en se formant peu à peu en nationalités, ces masses se firent des langues à elles qui éliminèrent ou absorbèrent celles des vainqueurs pour être celles de leur terroir. Elles se créèrent des moyens nouveaux d’expression pour parvenir à définir et à extérioriser tout ce qui bouillonnait en elles. Et ces dix siècles de laborieuse gestation aboutirent, malgré le christianisme, parfois avec lui parce qu’il était redoutable, souvent contre lui parce qu’il ne pouvait détruire l’instinct humain, à la magnifique éclosion d’une littérature et d’un art en qui furent exaltées une fois de plus toutes les vieilles légendes du ciel, de la terre, des eaux qui demeurèrent de tout temps au cœur des hommes. On assista alors dans la plus grande partie de l’Europe, mais particulièrement en France, à l’épanouissement de ce xiiie siècle qui fut peut-être, en littérature, le plus beau de tous parce qu’il apporta les magnificences d’un renouveau qui n’eut jamais plus, depuis, des sources aussi fraîches et aussi pures. La pensée humaine s’évadait des catacombes, des cryptes, des couvents, elle échappait aux massacres et aux autodafés, elle s’envolait au-dessus des in-pace et des cimetières vers la lumière, la liberté et la vie. Car il n’est pas vrai que le moyen-âge, sur lequel l’Église régnait si lourdement comme puissance temporelle plus que spirituelle, ait été soumis. « Aucune société n’a été plus dominée par la violence et l’intérêt », a écrit M. Sartiaux. Il n’est pas exact non plus que le moyen âge fut une époque de grande foi ; les arts de la pierre, de l’écriture, de la parole l’attestent par les cathédrales, les livres, les sermons. « Les témoignages surabondent à toutes les époques du moyen-âge, en France, que les libres-penseurs de tout genre n’ont pas manqué » (Ch.-V. Langlois). Il en était de même dans toute la « chrétienté ». En Italie l’incrédulité se manifestait jusque chez les Papes. La cour de Frédéric II, en Sicile, était au xiiie siècle « le centre le plus brillant de culture et le plus hardi de pensée » (Sartiaux). D’après Benvenuto d’Immola « plus de cent mille nobles pensaient, comme leur capitaine Farinata et comme Épicure, que le paradis ne doit
La même liberté de l’esprit se manifestait dans toute la littérature. Jamais elle ne fut plus libre, plus variée, plus riche de pensée et d’expression. Elle ne fut d’aucune école et elle fournit des modèles à toutes celles qui naquirent dans les siècles suivants. Les esthètes compliqués qui ont mené de notre temps un combat qu’ils croyaient audacieux pour « l’art pour l’art », la « poésie pure », le « vers libre », n’ont rien inventé, pas plus que les romantiques, les naturalistes, les réalistes, les symbolistes, les surréalistes et autres istes plus ou moins bruyants. Leurs revendications montrent seulement tout ce que l’autorité des cuistres d’académies, la discipline du « bon goût » restrictif et hypocrite, établies pour le service des classes dirigeantes, ont fait perdre à l’esprit humain depuis le moyen-âge et tout ce que cet esprit a à reconquérir.
A côté des ouvrages des clercs qui opposaient l’incrédulité au dogme ou discutaient de sa légitimité, tels les Quatre Ages de l’Homme, de Philippe de Novare, les Vers de la Mort, de Hélinant, le Livre de Mandevie et une foule d’autres, les fableaux montraient une incrédulité frondeuse, parfois jusqu’à la cruauté, en affirmant dans la littérature française ce qu’on a appelé « l’esprit gaulois ». La littérature courtoise des chansons de geste, des romans, de la poésie lyrique, composée par des poètes devenus officiels auprès des grands et destinée à la distinction de ceux-ci, était plus soumise à l’Église. Malgré ce, les traits y étaient nombreux d’une indépendance vivace que les formes du respect n’atténuaient qu’en apparence et, lors de la Croisade des Albigeois, les troubadours protestèrent avec la plus grande violence contre les crimes de l’Église et de la royauté qui tuaient leur langue et leur littérature en massacrant les hérétiques. La littérature bourgeoise des romans moraux, des contes d’animaux, celle du Roman de la Rose, du Roman de Renart, du théâtre profane, jusqu’aux contes plus ou moins dévots, aux Mystères joués dans ou devant les églises, aux sermons gaillards débités par des moines de haulte-graisse, tout cela avait la plus libre allure et manifestait parfois une incrédulité profonde et agressive. On y trouve les échos des conflits nombreux entre les administrations communales, la féodalité, le roi, l’Église, et des disputes scolastiques où l’Université prenait une indépendance trop oubliée aujourd’hui. A côté de l’œuvre collective, anonyme, qui fut immense et