par celui qu’elle atteint. Il s’y résigne tantôt bénévolement, tantôt parce qu’il se sent pris sous l’étreinte de la force et qu’il renonce à entamer une lutte où il craint d’être vaincu. Il efface même ses velléités de résistance, laissant le champ sans obstacle pour la récidive, donnant à l’acte nocif l’aspect dangereux d’un débordement légitime, à son abdication le caractère d’une soumission naturelle…
Vient un moment où cette autorité directe d’un ou de plusieurs individus sur leurs semblables apparaît trop brutale, trop dégradante, trop immorale, ou même elle lèse vitalement ses victimes. On arrive alors à l’abolir grâce à des coalitions circonstanciées. Mais ce progrès favorise, mais ces concertations prennent souvent pour appui une autre forme d’autorité qui paraît donner quelques garanties à ceux qui subissaient la première. Cette autorité leur apparaît moins nocive parce qu’au-dessus des hommes, semble-t-il, et s’appliquant à tous, et d’apparence propre à servir le bien général ; c’est l’autorité sociale. Et cette autorité a pu se faire accepter et même demander par les humains, parce qu’elle supprime cette zone neutre, dont je parlais tout à l’heure, qui se trouve placée entre la liberté de chaque individu. Elle arrive ainsi à éviter ou enrayer ces multiples conflits entre gens qui ne veulent pas s’entendre et se chicanent souvent pour des riens. Voilà bien la solution. Deux individus se contestant un droit quelconque font appel à une autorité au-dessus d’eux qui ne tarde pas à les mettre d’accord en leur enlevant à chacun le droit contesté et d’autres ensuite. C’est « l’huître et les plaideurs ». C’est ce qu’on appelle instituer le règne de l’ordre…
L’autorité — voir ce mot — a toujours revêtu deux aspects différents, mais tous deux indispensables à son maintien : l’autorité physique, matérielle, et l’autorité morale. Une partie des individus sont maintenus dans leur condition par la première, une autre partie par la seconde et le reste de l’humanité a, ou croit avoir, intérêt au maintien de ces deux aspects de l’autorité. Ce sont ces conditions qui font durer celle-ci depuis l’origine de l’histoire. L’autorité physique fut fondée par le brigand et est maintenant représentée par le gendarme, le policier et le militaire. L’autorité morale avait sa base dans les croyances et les religions monothéistes ou polythéistes (voir ces mots), avec leurs dieux uniques ou multiples auxquels seuls les gens simples demeurent encore attachés, mais qui sont remplacés, comme exerçant sur les masses une discipline favorable, par des entités métaphysiques ou sociales tout aussi fantomatiques que les anciens dieux, mais aussi puissants qu’ils l’étaient et qui sont le Bien, le Devoir, l’Opinion, l’Honneur, la Patrie, etc…
Je ne veux pas approfondir ici la question de la liberté au point de vue biologique et physiologique ; mais ici comme en sociologie nous ne possédons qu’une liberté relative, celle qui se confond avec la vie, qui en est la manifestation. Mais du fait que là aussi la liberté ne peut être totale, certains voudraient en déduire qu’elle n’est qu’une illusion. L’être vivant ne serait qu’une machine, qu’un automate, un jouet de la nature ayant l’illusion de la liberté et de la volonté, mais dont tous les actes seraient rigoureusement déterminés par des causes et des circonstances indépendantes de lui. Certes, je ne conteste pas plus l’importance du déterminisme biologique que celle du déterminisme social. L’individu est le produit de l’hérédité, du milieu, de l’éducation etc…, et ses actes sont en l’apport avec tous ces facteurs. Mais sommes-nous plus fondés à croire au déterminisme absolu qu’à la liberté absolue ?
Le déterminisme absolu serait le pur fatalisme. Il nous ferait envisager tous les événements naturels et sociaux, ainsi que tous les plus petits détails de notre
La science, les données actuelles sur la nature de notre être ne paraissent pas encore avoir donné force de vérité à ces thèses destructrices de la personnalité et il nous semble, si nous faisons jouer certains éléments internes de choix et de décision, les déterminants volontaires et psychiques, qu’il reste assez de place à l’influence propre de l’être pour prononcer encore le mot de liberté. Notre liberté ne serait qu’une apparence s’il existait un Dieu tout-puissant et omniscient comme l’enseignent les religions, mais si Dieu n’existe pas, comme disait Bakounine, qui est-ce qui empêche la liberté de l’homme, si ce n’est l’autorité d’autres hommes ?
Je sais : l’homme qui agit est déterminé dans ses actes par la pression du milieu extérieur et par cette portion de son milieu intérieur qu’il a héritée de ses ancêtres et n’a pu modifier ; quand il veut quelque chose, sa volonté est déterminée par des circonstances qu’il n’a pas toujours créées lui-même. Mais parce qu’il n’est pas lui aussi, dans sa sphère, créateur unique et tout-puissant, cela veut-il dire qu’il n’ait pas de domaine propre et qu’il ne possède aucune liberté ? Certes, si être libre consiste à pouvoir s’abstraire totalement de l’ambiance, à se détacher pour ainsi dire du milieu qui nous entoure, des conditions et obligations de la substance qui nous compose pour pouvoir agir sur les choses sans qu’elles ne puissent agir sur nous, nous connaissons assez l’étendue de notre faiblesse pour nous réclamer de cette liberté-là ! Mais, d’autre part, si l’homme et tous les êtres vivants subissent sans réaction possible l’emprise maîtresse de leurs milieux, si leur liberté n’est qu’apparence, il faut en conclure que la vie elle-même n’est qu’une illusion, et que, malgré notre faculté de mouvement, malgré nos sens, malgré notre cerveau, nous ne sommes que de la matière inconsciente à l’état de somnambulisme ! Cela est si vrai que la liberté — ou l’illusion de la liberté, si ce n’est qu’un mirage — nous apparaît comme la caractéristique de la vie organique tout au moins ; son embryon est le point de départ entre la matière inerte et la matière dite « vivante » ; elle se développe et grandit avec cet état pour disparaître avec lui. Et l’on peut ajouter que lorsque l’idée de liberté —relative bien entendu — aura disparu du cerveau de l’humanité, celle-ci ne survivra pas longtemps… En attendant que la science nous ait apporté des preuves improbables, nous nous efforcerons de conserver, d’embellir, d’agrandir la vie — ou l’illusion de la vie — et la liberté — ou l’illusion de la liberté !
Pour bien étudier la liberté, faculté exclusive, — semble-t-il — des êtres vivants, il faut voir quels services ils lui demandent, quels bien ils en attendent. Nous ne tarderons pas à constater qu’ils l’emploient d’abord — et presque toujours, à moins d’anomalies déformantes —à conserver la vie, et ensuite à la développer, la grandir. Pour vivre, ils ont des besoins à satisfaire et c’est de servir l’assouvissement des besoins les plus impérieux qu’ils demandent à leur liberté. Mettez un bœuf au milieu du désert où il ne trouvera aucune nourriture, et montrez-lui alors une étable avec un râtelier garni de foin. Dès qu’il aura faim, il entrera de lui-même à l’étable et préférera se laisser enfermer que de périr. Certes, il souffrira de la captivité, car sa faim satisfaite, il a d’autres besoins. Mais enfermez-le dans un pré assez vaste pour le nourrir, où il trouvera de l’herbe à volonté et une certaine partie d’espace à franchir, il ne s’apercevra même pas que son parcours est limité, surtout s’il a des compagnons. Ne sommes-nous pas tous enfermés dans les limites de notre possibilité ? Et cela quelque rang que nous occupions dans l’échelle sociale ? Mais si