la majorité, le droit du soldat devant le pouvoir du chef, le droit du pauvre auprès de la force du riche ?
Rien.
Et remarquez que le fort ne se réclame jamais de la force, mais, lui aussi, du droit. Les forts, sachant bien que les faibles — faibles d’un jour — n’accepteraient pas bénévolement les effets de la force, avoués tels par les forts du jour, ont toujours doré leur « pilule » avec le droit. C’est au moyen du droit invoqué par eux que les tyrans et les foules aveugles qui travaillaient pour leurs maîtres ont conquis par la force. Les individus pris isolément procèdent de même.
Si l’on veut considérer dans le droit la faculté d’agir, le pouvoir de faire, on est bien obligé de conclure que le droit est uniquement constitué par la force. Mais alors, à quoi bon parler du droit ? Le droit est donc, lui aussi, un fantôme qui s’évanouit à la lumière de la raison ?
L’individualisme, conception réaliste, vériste, ignore le droit comme le devoir et ne connaît que des intérêts et, des volontés servis par des forces. « Faites-vous forts pour être libres », dit-il aux hommes.
Ainsi donc les prolétaires — les faibles actuels, de par l’ignorance qui les enserre, — en reconnaissant l’existence du droit, donnent dans la, même duperie qu’en proclamant la vie sacrée. Ils n’ont rien à attendre des maîtres de l’autorité possédante ni de ceux de l’autorité représentative. Ergoter sur le droit est du temps perdu, c’est-à-dire la vie perdue. Ils n’auront jamais le droit pour eux tant qu’ils se montreront faibles. S’ils veulent s’émanciper et se satisfaire, c’est en se faisant forts et en mettant leur force en action au service de leur intérêt — de leurs intérêts communs — qu’ils y parviendront.
Le droit et le devoir, en régime de liberté, d’anarchie, feraient place aux conventions entre individus ou associations. Les individus se reconnaîtraient peut-être, si l’on veut utiliser ces mots, des devoirs et des droits, mais combien, pris dans notre sens strictement utilitaire, relatif et variable, d’obligation volontaire et de rémunération, ces vocables sont éloignés de la signification qu’ils ont dans la mentalité des religieux ! Cette libre justice, effectivement contractuelle, variant avec les individus et les groupements, selon les intérêts et les affinités, a bien son point de départ dans l’individu, dans chaque moi, et elle lui est soumise. Les individus qui pratiqueraient cette justice, relative ne seraient pas des religieux de La Justice, ce seraient des hommes libres instaurant la toujours muable justice égoïste.
C’est d’un premier acte collectif de justice égoïste que résultera le renversement de la société capitaliste, quand les prolétaires auront enfin compris et appliqué cette idée que leur suggère Max Stirner dans L’Unique et sa propriété : « Les ouvriers disposent d’une puissance formidable ; qu’ils parviennent à s’en rendre bien compte et décident à en user, rien ne pourra leur résister : il suffirait qu’ils cessent tout travail et s’approprient tous les produits, ces produits de leur travail qu’ils s’apercevraient être à eux, comme ils viennent d’eux. »
Insoumis à la contrainte du devoir et débarrassé de la trompeuse confiance dans le droit, voilà l’individu capable de liberté, car il a pris conscience de sa force. Il peut évoluer sans crainte au sein des forces associées ou adverses. Mais rien ne permet de supposer que dans un milieu où cette sagesse est conçue et vécue il y ait des forces ennemies, puisque l’antagonisme naît de deux causes qui seraient disparues avec l’autorité : le fanatisme et le malaise économique. L’intérêt bien compris de chaque égoïsme fait qu’il n’y a plus que des forces associées. La concurrence s’harmonise. Les hommes sont devenus aptes à l’association individualiste.
La présente étude a été conçue avec l’objet de donner un aperçu succinct de la doctrine de l’individualisme libertaire et de démontrer que, contrairement au préjugé qui représente l’individualisme comme opposé à toute entente avec autrui, à toute association, la conséquence pratique de la philosophie individualiste est l’association, mais une association sans pareille jusqu’à ce jour, où l’un des associés n’aura ni la tentation, ni la possibilité de « rouler » les autres. On a déjà pu se rendre compte, par l’analyse que nous avons faite de l’individu et de ses rapports avec autrui, que l’association des hommes libérés de droit et de devoir est concevable, et reconnaître que ce genre d’association doit être logiquement le but des efforts des hommes intelligents. Il nous reste à donner une idée théorique aussi précise que possible de ce que serait cette association.
La société capitaliste que nous subissons actuellement est une forme d’association autoritaire, anti-individualiste, où la solidarité est obligatoire (ce qui explique que J.-H. Mackay la qualifie de communiste), comme en témoignent toutes les institutions sociales : législatives, judiciaires, propriétaires, militaires, patriales, etc., etc. Grâce à la logomachie où se complaisent les partis politiques, les collectivistes la qualifient d’individualiste de par la fausse, acception du mot « individualisme » signalée au début de cette étude, et ils évitent soigneusement d’ajouter la qualification complémentaire : « autoritaire » ou « bourgeoise », parce que cela consacrerait une distinction là où ils ont intérêt à établir une confusion.
Une société usurpatrice comme la société capitaliste est vouée à la mort que lui donneront ses prolétaires dès qu’ils en auront la force. La société collectiviste est une autre forme d’association autoritaire, également anti-individualiste, dont la contrainte solidariste se présenterait sous d’autres formes, évidemment, mais n’en existerait pas moins. Son joug se ferait sentir d’une manière moins féroce : on y paierait moins en mots et plus en subsistances, mais on y supporterait encore, vraisemblablement, des parasites.
Pourrons-nous éluder la période collectiviste pour passer directement à l’association individualiste ? Ou bien sommes-nous destinés par la nature même de notre évolution à connaître le joug décadent du collectivisme ? C’est le secret de demain. Cette dernière hypothèse, pourtant, paraît probable. En ce cas, notre intérêt s’exprimerait dans le souhait de sa proche réalisation, — d’ailleurs préparée, semble-t-il, par le capitalisme lui-même en œuvres organiques, — car cette société aurait ceci d’excellent pour les individus aspirant à l’autonomie, que ses cadres et ses rouages autoritaires seraient relativement faibles et faciles à briser et qu’elles tiendraient prêtes pour le moment de l’affranchissement véritable les organisations de production, d’échange et de consommation nécessaires à l’existence de l’association individualiste. La victoire du collectivisme sur le capitalisme attesterait simplement le désir d’émancipation qui aurait mû imparfaitement le prolétariat. Cependant, et bien qu’il laissât subsister encore des parasites, le collectivisme réalisé marquerait une étape dans la marche vers le seul idéal capable d’être soumis à l’individu, représentant exclusivement sa chose sociale et duquel il ne puisse jamais devenir la chose : l’association individualiste, — l’ « association des égoïstes ».
Nous avons vu que l’individualisme est nettement opposé à l’association obligatoire qu’impose l’État d’aujourd’hui et qu’imposera celui de demain, mais il accepte, que dis-je, sienne propre est l’association librement contractée entre individus. A l’association obligatoire il oppose l’association libre. L’individualiste ne veut point servir à l’association considérée comme fin, sacrifier quoi que ce soit de son individualité à l’intérêt