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veux rien te donner et dès aujourd’hui je te déclare une guerre acharnée. Ce sera entre nous une lutte à mort, car je ne veux pas être ton esclave. L’un de nous succombera. Je tomberai peut-être, d’autres tomberont après moi, mais il viendra bien un jour où sous les coups répétés des compagnons, ta vieille carcasse laissera s’échapper l’attirail de torture qu’elle renferme dans ses institutions scélérates, et où nous pourrons enfin instaurer sur tes ruines un milieu social où tous les individus connaîtront l’égalité ! » Car logiquement aucune société ne peut exister, sans appeler la révolte de l’individu conscient de lui-même, si elle n’est pas basée sur l’égalité réelle, si elle ne réalise pas l’égalité économique et sociale de ses composants. Si l’égalité est violée au détriment d’un de ses membres, celui-ci ne peut que demeurer en état de révolte jusqu’à ce qu’elle soit rétablie.

Cependant, dans la société capitaliste actuelle où, suivant l’énergique expression de Sébastien Faure, les uns crèvent de faim pendant que les autres crèvent d’indigestion, on ose encore nous parler d’égalité sur les bancs de l’école ; les professions de foi des candidats à la députation sont assaisonnées de ce grand mot, ainsi que de tant d’autres d’ailleurs, qui servent, comme lui, à dorer la pilule et à faire prendre des vessies pour des lanternes ; nos gouvernants ne manquent pas, dans leurs discours, de s’en réclamer ; mais chaque fois qu’un malheureux, las de souffrir des iniquités sociales qui s’acharnent sur lui pour l’empêcher de vivre, essaie de rétablir un peu cette égalité à son profit en prenant sur la part des riches, on a vite fait de l’arrêter et de le mettre en prison en lui rappelant, ironiquement sans doute, que la loi est la même pour tous et que tous les hommes sont égaux devant elle.

Ah ! L’égalité devant la loi ! Cela sonne bien dans les discours de ces messieurs. Mais il nous faudrait savoir où elle commence, cette égalité devant la loi. Est-ce à la naissance des individus en donnant à chacun les mêmes possibilités de vivre et de se développer ? Que non pas ! Ce serait trop beau. Cela pourrait peut-être permettre l’élaboration d’une société où l’exploitation de l’homme par l’homme, d’abord réduite, arriverait à disparaître. La loi devant laquelle tous les hommes sont égaux commence par mettre d’un côté de la balance, celui du riche, tous les avantages, tout le bien-être, toute la fortune, toute l’instruction, toutes les bonnes places, toutes les faveurs. Puis, de l’autre côté, celui du pauvre, pour faire équilibre sans doute, elle met toutes les misères, toutes les douleurs, toutes les privations, tout l’abrutissement, tous les fardeaux, toute la servitude. Ayant ainsi délimité la part de chacun, elle dit alors à l’un comme à l’autre : « Allez dans la vie, vous êtes égaux, vous avez les mêmes droits. Pourvu que vous ne preniez pas la propriété d’autrui que j’ai chargé de faire respecter et que vous obéissiez à mes ordres, vous avez le droit de vous comporter entre vous comme vous l’entendrez. Trompez vos semblables pour les rouler ou soyez francs avec eux si le mensonge vous répugne, profitez de leur détresse pour les dépouiller davantage ou venez-leur en aide lorsqu’il sont dans la misère, servez-vous de votre supériorité économique pour les exploiter et les dominer ou laissez s’échapper l’occasion d’arrondir votre fortune sous prétexte d’humanité, utilisez votre ruse, votre platitude et les faiblesses des autres pour vous enrichir à leur détriment ou bien mettez votre franchise et votre dignité au-dessus de l’amour de l’argent, tout cela est à vos risques ou profits. Soyez seulement assurés que si vous conservez ou acquérez la fortune, je vous prêterai mes gendarmes pour la défendre et mes soldats pour l’arrondir. Si vous restez sans fortune ou perdez celle que vous avez, mes gendarmes vous empêcheront impitoyablement de toucher à celle des autres, même

s’il ne vous reste rien pour vivre. » Voilà le point précis où commence l’égalité devant la loi !

Et la loi, devant laquelle tous les hommes sont égaux est ainsi faite que s’il plaisait au capitaliste possédant la terre, l’usine ou le logement de dire : « La terre ne sera pas cultivée, l’usine restera fermée, le logement restera vide », la terre resterait inculte, l’usine ne produirait rien, le logement serait inhabité, le travailleur ne pourrait plus travailler, il ne pourrait plus manger, ni se vêtir, et il coucherait à la belle étoile — que dis-je ? Non seulement cela serait, mais cela est ; cela se voit chaque jour — sans que la loi ait à intervenir. Ou plutôt si, elle intervient, mais c’est pour arrêter le travailleur, chassé de partout, comme vagabond ou comme voleur. Et voilà le point précis où aboutit l’égalité devant la loi ! Il n’en peut être autrement, car la loi n’est faite que pour consacrer et perpétuer les inégalités et les iniquités sociales (Voir Loi). Parler de l’égalité devant la loi, c’est un non sens et une hypocrisie comme de parler d’humanité pendant la guerre.

Le sentiment d’égalité sociale existe à l’état latent dans le cœur des êtres humains et les siècles d’esclavage et de servage qui ont pesé sur lui de toute leur oppression n’ont pas réussi à le tuer. C’est donc dire qu’il ne saurait disparaître. Pour s’en rendre compte il n’y a qu’à voir comment vibre la foule des opprimés lorsqu’on l’invoque devant elle, et comment se défilent ceux qui le combattent lorsqu’on leur demande de s’expliquer en public. On peut le voir encore plus sûrement si l’on éveille, sur ce sujet, le raisonnement de jeunes bambins de 8 à 10 ans sur lesquels la religion ou l’éducation familiale n’ont pas encore réussi à déformer le cœur et le cerveau. Si vous en trouvez, demandez-leur donc à qui la terre que personne n’a créée, à qui l’usine, construite et mise en œuvre par des ouvriers devraient appartenir. Demandez-leur aussi si le droit de manger à sa faim doit être concédé à tous ou à quelques-uns seulement. Raisonnez avec eux, mais sans influencer leur jugement, et vous serez stupéfaits de leurs déductions simplistes, mais qui peuvent résumer toute la question sociale. Il m’est arrivé, en discutant là-dessus avec un patron, de voir son fils âgé de 8 ans, qui n’avait certainement jamais entendu parler de la question sociale, me donner raison contre son père qui le morigéna naturellement et dut lui enlever, par la suite, l’envie de se mêler aux conversations. Il est bien évident que, plus tard, lorsque la religion, le maître d’école, la famille, ont abruti ce jeune cerveau avec les devoirs d’obéissance envers Dieu, envers les lois, envers les riches, il ne reste pas grand chose de ce sentiment et que toutes ses manifestations sont étouffées. C’est ainsi que le régime d’oppression peut durer sans que ceux qui en souffrent en silence n’aient la force de se révolter. De braves gens miséreux s’en consolent philosophiquement en disant que ceux qui les ont dépossédés et les forcent à se priver du nécessaire, n’emporteront pas leurs biens dans l’autre monde, que toutes leurs richesses ne les empêcheront pas de mourir, tout comme les autres et, ajoutent-ils : « C’est bien là que nous l’aurons l’égalité qu’on nous refuse maintenant ». De la même façon que les croyants pauvres espèrent trouver au paradis une place égale à celle des riches.

Mais si cette notion d’égalité devant la mort peut satisfaire de malheureux résignés — de même que le suicide, pour ceux qui ne peuvent plus vivre en respectant la propriété d’autrui, peut être une façon de se libérer de la misère — elle ne saurait empêcher de sentir la criante iniquité qui écrase les êtres humains assoiffés de vie et qui réclament leur place au soleil. La nature, d’ailleurs, qui nous met tous égaux devant la mort, ne nous met-elle pas tous égaux devant la vie, quoi qu’en disent les défenseurs des aberrations