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ce que Voltaire disait au Pédagogue chrétien et aux loueurs de chaises de sa paroisse : « Vous ne sauriez croire quel tort vous faites à la religion par votre ignorance, et encore plus par vos raisonnements. On devrait vous défendre d’écrire, à vous et à vos pareils, pour conserver le peu de foi qui reste dans le monde. » La foi de tous ces bons apôtres, soucieux uniquement d’attitudes avantageuses, se mesure à l’importance de leur compte en banque, à la voracité de leurs appétits et, à leur défaut total de charité et d’humilité.

La besogne de l’ignorantisme catholique actuel puise son inspiration dans l’Encyclique Quanta Cura, du 8 décembre 1864, où la liberté de conscience est qualifiée de « délire et de liberté de perdition », et dans l’Encyclique Quas Primas, du 11 décembre 1925, disant que « la peste de notre temps, c’est le laïcisme, ses erreurs et ses tentatives impies. » Ce sont ces Encycliques complétant le Syllabus qui donnent les mots d’ordre de toute la campagne de ruse, d’intimidation et de violence menée par l’Église contre l’enseignement qui n’est pas le sien. On voit que depuis dix-neuf siècles sa mentalité n’a pas changé malgré les apparences de son opportunisme.

Mais, qui veut trop prouver ne prouve rien, et il ne suffit pas de menacer les gens d’excommunications plus ou moins majeures ou du bûcher, lorsqu’on dispose de ce moyen, pour avoir raison. « Frappe mais écoute », a dit Thémistocle. Il faut empêcher l’Église de frapper et, si elle ne veut pas écouter, ça n’a aucune importance pourvu que ses victimes puissent entendre. L’Église reproche entre autres choses à l’école laïque d’être « complice du fléau de la dépopulation ». Quand on pense que la chasteté est ce qu’elle recommande comme l’état de grâce le plus parfait, on se demande comment elle peut concilier deux choses aussi contraires : chasteté et repopulation. Car il faut choisir l’un ou l’autre ; on ne peut être chaste et avoir des enfants. Une seule femme a réussi ce miracle, et encore devons-nous le croire sur parole, avec la foi non avec la raison. Le dilemme est impitoyable, sauf pour l’Église qui a des explications. Mais elles ne sont pas pour ceux qui doivent croire aveuglément, pour les pauvres gens à qui un curé promet l’enfer s’ils n’ont pas beaucoup d’enfants et qui ira, lui, en paradis parce qu’il n’en aura pas.

Il arrive alors, par un juste retour des choses, que l’ignorantisme abêtit non seulement ceux qui le subissent, mais aussi ceux qui le professent. La faute des ignorantistes porte son châtiment en elle-même. Et que les bêtes nous pardonnent quand nous parlons d’abêtissement, elles ne tombent jamais si bas que ces messieurs, lorsque la vilaine bête qui est en eux se manifeste contre leur prétention à la chasteté (voir Ignorantin), ou qu’ils falsifient leur catéchisme pour envoyer les hommes à la guerre. Il en est de même pour les ignorantins supérieurs. « Ce n’est pas impunément qu’on lit de mauvais livres », disait Victor Hugo ; ce n’est pas impunément, non plus, qu’on en écrit et qu’on en répand la substance. Les « intellectuels » qui, en 1914, ont laissé « mobiliser leurs consciences », comme l’a montré Demartial dans un livre vengeur, se sont à jamais disqualifiés, souillés dans l’océan de boue et de sang où ils ont contribué à précipiter les hommes. Seul, celui d’entre eux qu’ils ont voulu chasser, déchirer, flétrir, parce qu’il resta pur au-dessus de leur impureté, humain en dehors de leur bestialité, Romain Rolland, laissera un nom que la mémoire des hommes conservera avec toujours plus d’amour et de reconnaissance. On a honte pour ces savants, ces penseurs, ces artistes, devant les divagations où les a conduits leur intellectualité en délire et surtout leur lâcheté de caractère. Ils ont mobilisé avec leurs consciences la science, la pensée, l’art qu’ils prétendaient pompeusement représenter. Ils ont fait français, allemand, anglais ou turc,

suivant les nations encerclées par le fer et la sottise, ce qui était, au-dessus de tout, universel. Dieu lui-même fut mobilisé, mis au service des gouvernements ; les églises s’emplirent de drapeaux et des chrétiens portèrent la croix de guerre. Ils soutiennent aujourd’hui, dans l’Europe mutilée, des sophistications qui, si on les laisse faire, la ramèneront à la décomposition et à la pourriture où sombra l’empire romain.

A côté des savants véritables, ne recherchant que la vérité et faisant cette union de « science et conscience » réclamée par Rabelais, il y a les savants d’église. M. Guignebert écrivait, à leur sujet (Œuvre, 19 avril 1927), à l’occasion de la célébration des soixante-dix ans d’Alfred Loisy : « En principe, l’Église aime la science et de cet amour elle proteste en toute occasion, la main sur son cœur, mais il ne s’agit jamais que de la science définie et régentée par elle, celle dont elle escompte les services ou, à tout le moins, la neutralité bienveillante. Pourtant la science n’est rien, elle n’est pas là où elle ne trouve point la liberté absolue de sa recherche, la libération totale de toute autorité, la pleine sécurité de ses conclusions. Lui reconnaître les droits qu’elle réclame, ce serait, pour le dogmatisme nécessaire de l’orthodoxie, accepter son propre suicide. Durant quelques années, sous l’œil soupçonneux de censeurs vigilants et d’espions zélés, Loisy a essayé de gagner l’impossible gageure : servir à la fois la science désintéressée et l’Église romaine. Sa sincérité était parfaite et il croyait encore que les autorités qui gouvernaient le grand corps catholique finiraient par se rendre compte qu’il ne-suffit pas de décider pour avoir raison et que les faits positivement reconnus portent en eux une force de persuasion contre quoi il n’est pas de théologie qui puisse prévaloir. Et, quand il a dû quitter son illusion, quand il a été rudement mis en demeure de choisir entre ce qu’on lui affirmait et ce qu’il avait appris à la sueur de son front, c’est la science qu’il a suivie. Il n’a pas cherché à résister à la volonté de sa conscience et il a enduré le déchirement affreux de ses affections contraires jusqu’au jour où, au terme du progrès ininterrompu de ses réflexions, il a trouvé le repos dans une autre certitude : celle qu’apporte à tout homme qui cherche âprement le vrai l’assurance de l’avoir trouvé. »

Nous constatons donc que le fondement de l’ignorantisme et de son corollaire l’obscurantisme, se trouve dans les religions, dans leur imposture, dans leur haine de la vérité scientifique et de la liberté humaine. Grâce à leur concours, les puissants de la terre ont pu organiser l’ignorantisme d’État qui sévit dans toutes les formes de gouvernements, autocratiques ou démocratiques, religieux ou laïques, car, à peu d’exceptions près — et ici, dans les faits, l’exception confirme la règle, — il n’y a dans les gouvernements, comme dans toutes les prétendues élites préposées à la conservation de l’ordre social, que de ces « prétendus penseurs », comme a dit Larousse, « gens égoïstes et prudents, qui se mettent en garde, par la propagation de l’obscurantisme, contre les dangers que la diffusion des lumières peut faire courir aux positions injustement acquises, et conservées par l’ignorance des masses. » (Larousse Universel).

Pour se rendre compte de la puissance de l’ignorantisme, il n’est que de l’observer à travers les siècles dans la survivance des superstitions. On rit des nègres qui portent à leur cou des amulettes ou qui frappent sur des calebasses pour faire fuir les mauvais esprits ; mais on porte sur soi des médailles et des scapulaires et on fait des processions pour amener la pluie. Au temps des Croisades, des troupeaux humains semaient de leurs os les routes de Terre Sainte ; ils continuent à se grouper à Rome, à Lourdes, dans tous les lieux de pèlerinages. Dieu voulait la guerre, jadis ; aujourd’hui la veulent avec lui les grands principes républicains : Liberté, Justice, Droit, dont on a fait, comme de Dieu, des entités