Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/96

Cette page a été validée par deux contributeurs.
ANT
95

leur cas, des notions abstraites. Il n’existe pas, dans la vie, d’oppression, de domination abstraite (comme telle) — de même qu’il n’existe pas par exemple, dans la nature, de plante comme telle. Il y a différents objets réels : le chêne, la rose, la pomme de terre, la ciguë, etc., que nous, les hommes, unifions en une notion générale et abstraite, et désignons sous un nom également abstrait et général : plante (car tous ces objets possèdent certaines propriétés communes nous permettant de les rapprocher entre eux et de les séparer de certains autres objets).

La pomme de terre est mangeable ; elle nous sert de nourriture. Mais si, pour la seule raison que le chêne, la rose, la pomme de terre et la ciguë sont des « plantes », nous jugeons mangeable cette dernière, par exemple, nous éprouverons une déception mortelle.

De même avec le terme, la notion : « oppression ». Il existe différents phénomènes réels que nous unifions, à cause de quelques propriétés qui leur sont communes, en une notion abstraite et générale : oppression. Mais si, pour la seule raison que l’État est une forme d’oppression, nous le jugeons bon à opprimer la bourgeoisie, nous risquons d’éprouver une grosse déception. Il ne suffit pas de dire : l’État, c’est l’oppression tournée aujourd’hui contre le prolétariat, elle sera, demain, retournée contre la bourgeoisie. Car il ne suffit pas d’être une « oppression » pour être bonne à dominer, à mater la bourgeoisie (de même qu’il ne suffit pas d’être une « plante » pour être mangeable).

Il faut, à un moment donné, savoir mater, dominer la bourgeoisie, organiser la révolution, la défendre, etc. ? D’accord. Mais quelle forme de domination, d’organisation faut-il adopter dans ce cas ? Quelle est la forme réelle de l’oppression utilisable dans le but posé ? Est-ce l’État ou une autre forme concrète ? C’est là toute la question. Pour y répondre, il faut, d’abord, voir de près les qualités réelles, intimes de l’État.

Eh bien, qu’est-ce que l’État, comme forme ou instruisent d’oppression, de domination ? La réponse nous est donnée par toute l’histoire humaine, par tout ce que nous savons de l’État depuis des siècles :

L’État n’est pas un instrument de domination quelconque, vague et abstrait, pouvant être appliqué de n’importe quelle façon, dans n’importe quel sens voulu. L’État est un genre de domination concret, précis, déterminé : l’exploitation. L’État est un « instrument d’oppression » en ce sens net et unique qu’il est une machine d’exploitation des masses travailleuses, au profit de tels ou autres groupes, castes ou individus. Les formes de cette exploitation peuvent quelque peu varier ; mais l’exploitation même n’en reste pas moins le fond constant et unique de l’État. Voilà pourquoi, une fois installé, l’État ne peut que soutenir et faire naître ou renaître l’exploitation, le capitalisme, la bourgeoisie, sous telle ou telle forme. Donc, l’État ne peut être que la dictature du capital, de la bourgeoisie (privée ou d’État). Il ne peut jamais devenir une « dictature du prolétariat ». Il ne peut pas changer sa nature, devenir un autre genre de domination — de même que la ciguë, ce genre de plante, ne peut pas devenir une pomme de terre, cet autre genre de plante. C’est là précisément l’erreur fondamentale des « communistes » : ils veulent transformer la ciguë en pomme de terre. Naturellement, l’expérience concrète n’aboutit à rien.

Les anarchistes affirment que l’instrument classique de l’exploitation : l’État, est impraticable dans un but opposé : l’abolition de l’exploitation, la suppression de la bourgeoisie, la liquidation du capitalisme. Ils estiment qu’une fois installé, l’État, quel que puisse être, théoriquement, son but, créera en réalité, fera naître ou renaître, fatalement, inévitablement, l’exploitation, la bourgeoisie, le capitalisme. Les péripéties de la

révolution russe leur donnent entièrement raison. Elles sont pour leur conception une illustration éclatante que les plus aveugles devront bientôt comprendre.

Il est bien typique que Lénine, dans son ouvrage précité, parle de l’État d’une façon équivoque : tantôt comme d’un instrument d’ « exploitation » (quand il attaque la bourgeoisie), ce qui est précis et juste, tantôt comme d’une forme de « domination » abstraite (quand il défend la théorie étatiste), ce qui est vague et erroné. Ainsi son livre devient illogique, confus, faux. Il perd totalement l’intérêt et l’importance qu’il aurait pu avoir. Il est une des œuvres les plus faibles qui existent sur le problème de l’État, car le raisonnement de l’auteur n’est ni logique, ni clair, ni nouveau.



Il nous reste à ajouter qu’en dehors de la raison exposée, il en est d’autres encore pour lesquelles, les anarchistes repoussent l’État comme instrument de la révolution. L’une des principales, c’est l’impuissance créatrice et rénovatrice absolue de l’État. La révolution sociale surtout, exige, pour amener à un résultat définitif, des initiatives, des énergies, des capacités créatrices formidables. Or, les anarchistes ne reconnaissent pas à l’État cette énergie, cette capacité indispensable. Là encore, la révolution russe souligne irrécusablement leur point de vue. — Ensuite, l’antiétatisme anarchiste est étroitement lié à d’autres thèses de la doctrine libertaire : à l’antimilitarisme, à la négation de l’autorité, du gouvernement, de la justice codifiée, etc. Considérant le militarisme, l’autorité, le gouvernement, la justice codifiée comme des éléments négatifs ne pouvant que défigurer et faire égarer la lutte sociale émancipatrice, les anarchistes estiment en même temps que tout État, quel que soit, théoriquement, son but, engendre infailliblement tous ces maux et, avec eux, les privilèges, l’inégalité, l’injustice, l’exploitation. Donc, logiquement, ils nient l’État. — Enfin, c’est aussi au nom de l’individualité humaine libre et créatrice (et des associations libres des individus) que l’anarchisme rejette l’État, cet appareil d’assujettissement, d’avilissement, du nivellement par excellence. La formule fondamentale de l’anarchisme, qui découle de sa conception du progrès, est : non pas l’homme pour la société, mais la société pour l’homme. Or, l’État est précisément la forme de la société qui écrase totalement l’homme, l’individu.

Donc, d’après les anarchistes, la tâche de la suppression du capitalisme, de la bourgeoisie, de l’exploitation, des classes, de toute la société moderne, exige d’autres formes de domination et d’organisation que l’État.

L’antiétatisme anarchiste, indique-t-il ces autres formes ? Les cherche-t-il au moins ? Ou bien, n’est-il que purement négatif, sans savoir, tout en rejetant l’État, comment faire pour s’en passer et parer à sa disparition ?

Certes, les anarchistes s’efforcent de prévoir, de tracer, autant que possible, à l’avance les formes organisatrices appelées à remplacer l’État disparaissant sous les coups de la révolution sociale. Ils ont des idées intéressantes là-dessus. (Voir à ce sujet : Révolution, Communisme, Syndicalisme, etc.). Mais ils ne considèrent pas ces idées comme définitives. Ils ne tiennent pas ces formes pour « trouvées ». De plus, ils ne croient même pas possible de les préciser théoriquement, à l’avance. Plus encore : ils ne sont pas tout à fait d’accord, en ce qui concerne ces formes. Cependant, l’absence d’une solution générale toute prête n’est nullement une faiblesse, un défaut de l’anarchisme : c’est un phénomène normal, inhérent à sa conception même. Car tous les anarchistes sont parfaitement d’accord sur un point capital : ces formes nouvelles, — disent-ils, — seront trouvées, non pas à l’avance, par des théoriciens, des