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Descendre de ses ancêtres. » Étendu à une nation, à un peuple, à une race, le mot Ancêtres s’applique à ceux qui, dans l’histoire de cette race, de cette nation ou de ce peuple, ont marqué leur empreinte par des actions d’éclat, d’éminentes qualités, des traits spéciaux, des vertus particulières ou des services exceptionnels. Au Moyen-Âge, au temps de la féodalité et, de nos jours encore, dans les pays où les distinctions de castes et de classes sont nettement et brutalement tranchées, on attache une grande importance aux questions d’ascendance et d’origine, l’héritage moral et physique se confondant, en l’espèce, avec celui des biens matériels ; terres, châteaux, bijoux, objets d’art, souvenirs de famille, traditions, us et coutumes, toutes ces choses étant étrangement enchevêtrées et formant comme une sorte de patrimoine familial.

Toutefois, notre époque tend de plus en plus à la disparition de ces pauvres vanités, en dépit du sot orgueil des familles, emmillionnées par la spéculation et la rapine, qui ambitionnent de faire de leurs titres de rente des titres de noblesse. Le mérite personnel tend à se substituer à celui que, naguère encore, les dégénérés et crétins, porteurs d’un nom illustre et respecté, empruntaient à leurs ancêtres. « Tant qu’on peut se parer de son propre mérite, on n’emprunte point celui de ses ancêtres. » (Saint-Evremond). Vices et vertus, défauts et qualités, lâcheté et vaillance, laideur et beauté, ignorance et savoir, rentrent peu à peu dans le domaine strictement individuel, et le jour n’est plus très loin où il sera admis, partout et par tous, que ces expressions : « noble extraction » et « basse origine » sont sans réelle portée, et découlent d’un fait circonstanciel dont l’individu n’aura ni à rougir ni à s’enorgueillir. Il est reconnu déjà et accepté par tous les esprits équitables, que les responsabilités, en quelque matière que ce soit, sont d’ordre personnel. Pourquoi ne serait-il pas proclamé demain que les mérites le sont aussi ?



Influence des Ancêtres. — Il est cependant impossible de méconnaître l’influence considérable que les Ancêtres exercent sur nous, individuellement et socialement. Par voie d’hérédité, chacun de nous reproduit assez fidèlement ses ascendants ; il en recueille les forces et les faiblesses ; il hérite de leurs tares ; il bénéficie de leurs qualités ; il reflète, dans une mesure appréciable, leurs prédispositions et leurs aptitudes ; il porte en soi sensiblement les tendances, les aspirations, les instincts par lesquels se sont signalés ses prédécesseurs dans l’arbre généalogique sur lequel il est ramifié. Cette influence ne va pas, reconnaissons-le, jusqu’à le dominer entièrement, jusqu’à lui enlever toute volonté personnelle, tout développement à lui, bien à lui et, encore moins, toute possibilité de réagir et de se soustraire à cette influence. Mais il n’en est pas moins vrai que cette conquête de soi-même, en lutte contre la pression multiforme qu’exerce sur lui, physiquement, intellectuellement et moralement, la famille à laquelle, de naissance, il appartient, exige, le plus fréquemment, des efforts persévérants et énergiques. (Voir : alcoolisme, atavisme, culture, éducation, enfant, hérédité, rachitisme, tuberculose.)

Considéré comme être social, l’individu subit plus fortement encore l’influence des Ancêtres. Formidable est le poids qui, d’âge en âge, de civilisation en civilisation, accable l’homme du vingtième siècle. Celui-ci est le présent anneau — dernier en date — de l’imbrisable chaîne qui relie le contemporain au primitif. L’enfant dont la vie commence aujourd’hui est le continuateur de toutes les générations qui, depuis des temps immémoriaux, ont vécu sur notre globe. Il est comme la synthèse de tous les siècles révolus. Grandeur et

décadence, servitude et révolte, courage et lâcheté, imbécillité et génie, puissance et débilité, cruauté et bonté, violence et mansuétude, audace et timidité, amour et haine, il est le résumé et l’aboutissant de ces poussées, de ces luttes, de ces progrès et de ces reculs, de ces incessantes et tragiques batailles, de ces ruptures et de ces rapprochements, de ces ruées de haine et de ces élans de fraternité qui tour à tour ont agité, soulevé, emporté frénétiquement les tribus, les races et les peuples. De toutes les étapes parcourues par les hommes depuis qu’ils sont sortis de la bestialité originelle jusqu’à nos jours, chacun a déposé sa marque — plus ou moins affaiblie par la distance, mais certaine — dans l’homme d’aujourd’hui. Celui-ci est comme un tableau noir sur lequel chaque époque aurait tracé une inscription, en sorte que, pour y inscrire ce qui vient de lui-même, il faut que, tout d’abord, il efface tout. Notre génération vit sous cette écrasante pyramide de morts qui, de leur vivant, ont confectionné les lois qui nous régissent, élaboré les idées qui nous gouvernent, forgé la tradition qui nous enchaîne, établi les institutions qui nous emprisonnent, façonné les sentiments qui nous impulsent. Est-ce à dire que ces sentiments, ces institutions, cette tradition, ces idées et ces lois nous enserrent si étroitement qu’il nous soit impossible d’en briser le réseau de fer ? Est-ce à dire que telle est la pression subie par nous, que la présente génération est condamnée à lui rester soumise et qu’elle soit dans l’incapacité de s’y dérober ? Évidemment non. Mais la pesée des disparus est si massive et si lourde que, rien que pour y échapper, il est indispensable que les vivants y consacrent le meilleur et le plus décisif de leur vigueur et de leurs efforts persistants.

« Nous vivons avec les morts ». Cette assertion n’est que trop exacte et certaines écoles — entr’autres l’École Positiviste d’Auguste Comte — ont poussé si loin cette constatation et en ont extrait de telles conséquences, qu’elles ont abouti à couler l’Individu dans le creuset des collectivités successives et qu’elles en sont arrivées à sacrifier totalement l’unité vivante à la somme fabuleuse des morts et à celle qui, sous l’appellation générique et vague de « Humanité », englobe, dévore et escamote les réalités vivantes et concrètes et les jette, pêle-mêle, dans le gouffre sans fond des générations passées, présentes et futures.

Eh bien ! Les Anarchistes n’acceptent pas de vivre avec les morts et ils se révoltent contre la domination, que les puissances du jour, au nom du passé qu’elles se targuent de représenter, prétendent leur infliger. Ils ne sont ni assez ignorants ni assez ingrats pour nier ce qu’ils doivent à leurs devanciers ; ils apprécient, autant qu’il est juste, les efforts accomplis et qui sont profitables aux générations présentes ; ils se sentent les successeurs de tous ceux qui, depuis les temps les plus reculés jusqu’à notre époque, ont lutté pour briser les entraves, écarter les obstacles et élargir la route ; ils rendent hommage aux grands Ancêtres qui ont, à leur époque, bataillé contre les douleurs de l’esclavage, au labeur opiniâtre et fécond des chercheurs et des savants qui, dans la lenteur des siècles, ont arraché à la Nature les secrets qu’elle gardait jalousement enfermés dans son sein ; ils exaltent la ferveur et l’héroïsme avec lesquels les hommes de toutes conditions, animés de l’esprit de Révolte, se sont dressés contre le despotisme des Gouvernants et la rapacité des Riches. Pour tout dire en quelques mots, ils sont pénétrés de ce qu’ils doivent à ceux de leurs Ancêtres qui ont creusé le sillon et y ont jeté la semence des récoltes fertiles ; mais ils proclament que c’est l’Humanité tout entière, et non pas une fraction de· celle-ci, qui doit moissonner et que le travail des Ancêtres doit être profitable à tous et non pas à quelques-uns seulement.