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anarchiste doit, en conséquence, s’attacher d’ores et déjà : à détacher la classe ouvrière des partis politiques qui la tiennent actuellement en tutelle ; à inspirer aux prolétaires la haine réfléchie de tous les maîtres ; à convaincre les travailleurs que, pour organiser un monde nouveau, ils ne doivent compter que sur eux-mêmes ; à leur démontrer que la pire des fautes serait de s’abandonner à la direction de quelque chef que ce soit et que, quelle que puisse être la gravité des erreurs qui pourraient se glisser dans l’organisation, par la masse elle-même, de la production, de la consommation et des arrangements sociaux de toute nature, jamais la somme de ces erreurs n’atteindra celle des fautes irrémédiables et des exécrables crimes dont une Dictature, quelle qu’elle soit, serait infailliblement la source. Telles sont, à mon sens, les tâches immédiates de l’Action anarchiste.



Je prévois deux reproches que certains camarades peuvent adresser au point de vue que je viens d’exposer :

1o Celui de tenir trop à l’écart les éléments non ouvriers et, parmi les travailleurs, ceux qui ne sont pas syndiqués.

Ce premier reproche serait immérité. S’il est exact que je préconise la conjugaison, en période révolutionnaire, des militants anarchistes et des militants syndicalistes révolutionnaires, cela n’implique en aucune façon que j’élimine de cet accord les éléments non ouvriers et non syndiqués. Je suis persuadé qu’il se trouve dès à présent et qu’il y aura de plus en plus d’excellents militants qui ne sont et ne seront ni des travailleurs manuels ni des syndiqués, et il va de soi que nos bras restent fraternellement ouverts à ces militants. Mais on voudra bien reconnaître que ceux-ci ne sont et ne seront que des exceptions et que l’immense majorité des combattants sur lesquels nous pouvons et pourrons compter sont et seront des prolétaires et des prolétaires militants, soit dans des groupements anarchistes, soit dans des organisations syndicales ou coopératives.

2o Celui de faire trop confiance aux masses et de professer une opinion par trop avantageuse de leur énergie et de leurs forces créatrices.

Ce reproche serait aussi injustifié que le précédent. Les masses ne sont intrinsèquement ni courageuses ni lâches, ni serviles ni indépendantes, ni fidèles ni versatiles ; elles sont ce que les font ceux qui les régentent. Elles sont comme une cire molle qu’on peut pétrir, façonner, modeler au gré des circonstances. Jusqu’à ce jour, ignorantes, crédules, superstitieuses, dociles, elles ont été le jouet et l’instrument de toutes les forces d’Autorité qui, au cours de l’Histoire, se sont disputé le Gouvernement et la Richesse.

C’est la mission essentielle des Anarchistes de soustraire ces masses à l’influence dominatrice des partis et des chefs dont elles n’ont cessé de servir, sans s’en rendre compte, les intérêts et les ambitions. Le grand art, dans les partis et chez les chefs, a été, en tous temps, de spéculer sur l’ignorance et la docilité des foules. Il leur a été relativement facile de les abuser. C’est à nous, anarchistes, à nous qui avons la haine des chefs et le mépris des partis, qu’il appartient d’arracher les masses au joug qu’elles subissent et de leur inculquer le mépris et la haine de tous les partis et de tous les chefs. Naïves, passives et crédules, ces masses ont cru à la nécessité de l’Autorité et, malgré tout, à la capacité protectrice de celle-ci. Il nous appartient de leur ouvrir les yeux sur les méfaits de l’Autorité, afin que, maudissant celle qu’elles subissent, elles ne cèdent plus à la tentation de faire l’expérience d’une autre.

Si nous nous consacrons avec ardeur, méthode et persévérance à cette tâche, nous préparerons une génération de révoltés qui, éclairés, guidés, électrisés par nous, constitueront une masse qui, appuyée sur ces trois assises : Groupes anarchistes, Syndicats et Coopératives, sera de taille à culbuter le Capitalisme et l’État et à repousser toute tentative de restauration autoritaire.

Quant à la puissance créatrice des masses, elle ne peut être niée. Si, jusqu’à ce jour, elle ne s’est pas affirmée comme elle aurait pu le faire, c’est qu’elle n’en a jamais eu l’occasion. Constamment empêchée, bridée, étouffée par les états-majors qui, à juste titre, en appréhendent l’élan et les résultats, la puissance créatrice des masses n’a jamais été en situation de donner sa mesure. Mais il suffira que les masses soient libres de leurs mouvements, qu’elles ne sentent plus peser sur elles le joug des chefs, qu’elles aient la certitude de travailler pour elles-mêmes et non pour des profiteurs, il suffira qu’elles comprennent que, libres de leur action, elles sont responsables de leur destin, pour que se manifeste pratiquement la puissance merveilleuse de leurs facultés créatrices.

Et puis, les masses, quoi qu’on en dise, valent infiniment mieux que ceux qui les gouvernent ; et, enfin, ceux-ci ne peuvent être abattus — et il faut qu’ils le soient — que par les masses tôt ou tard emportées par l’impétueux courant de révolte dont le souffle furieux balaiera et jettera aux ordures ce monde de misère et d’esclavage, d’ignorance et de haine, que les Anarchistes ont l’indéfectible volonté d’anéantir.



Tout ce que je viens d’exposer sur l’Anarchisme agissant dans le cadre « national », s’applique rigoureusement à l’Anarchisme agissant dans le cadre « international ».

a) Éducation. Les Anarchistes ont le devoir de s’initier, de s’intéresser à tout ce qui a trait au mouvement social universel.

Nous vivons à une époque où la Vie Internationale prend une si large place, qu’on ne peut plus se borner à une information locale, régionale ou nationale. Par des traits multiples et importants, par le jeu des répercussions et des contre-coups, toutes les parties du globe terrestre ont une existence commune et, pour ainsi dire, solidaire. Accords ou désaccords politiques, ententes ou conflits économiques, manifestations scientifiques et artistiques, mouvements sociaux, tout revêt, à l’heure actuelle, un caractère mondial.

Plus que tout autre, le militant anarchiste doit se mettre et se tenir au courant de ce qui se passe près et loin de lui.

Malgré les frontières géographiques et administratives qui séparent les nations, les Gouvernements, sans distinction de régime constitutionnel, sont internationalement coalisés contre le flot ascendant des revendications révolutionnaires. Il est indispensable que les opprimés de partout soient, eux aussi, internationalement groupés. Et ce resserrement mondial des victimes de l’Autorité ne peut s’établir que dans la mesure où, comprenant qu’elles subissent partout le même sort, que, en tous pays, elles sont courbées sous les mêmes servitudes, livrées aux mêmes exploitations et vouées aux mêmes souffrances, toutes ces victimes de l’Autorité mondiale forment, en dépit des haines que les Gouvernements entretiennent dans le cœur des foules séparées par l’idée de Patrie, une seule et même classe : celle des déshérités.

L’éducation anarchiste serait incomplète si elle ne s’étendait pas jusque-là. Elle doit embrasser les pro-