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leurs à la résistance et prendre toutes mesures propres à rendre la guerre impossible.

Voilà ce que j’entends par l’action circonstancielle, parce qu’elle est imposée, dictée par les événements et les nécessités de l’heure.

Mais il faut veiller à ce que cette action circonstancielle reste proprement anarchiste, bien que passagèrement associée à l’action générale que peuvent entreprendre les organisations plus ou moins imprégnées de pacifisme. Le terrain sur lequel se placent ces organisations n’est pas le nôtre ; le principe qui les guide et le but qu’elles poursuivent ne sont pas les nôtres ; il est de notre devoir de ne pas laisser confondre notre action avec celle de ces organisations différentes ou hostiles. Et c’est en cela que notre action continue est appelée à pénétrer et à dominer notre action circonstancielle.

Deuxième exemple. — Une offensive patronale brutale, maladroite et brusquée soulève un conflit économique de grande envergure. Une grève éclate, englobant tous les travailleurs d’une région ou, dans le pays, tous ceux d’une puissante industrie.

Les esprits sont effervescents ; de proche en proche, les autres industries entrent dans le conflit ; la grève s’étend et, devenant générale, elle dresse tout le prolétariat contre la classe capitaliste.

Quelles sont, en ces circonstances, les tâches immédiates de l’action anarchiste ?

Évidemment, elles consistent à prendre une part active au mouvement de grève, à le soutenir, à l’étendre, à le fortifier, à démasquer les jaunes, à combattre les prêcheurs de calme et les semeurs de découragement, à écarter les éléments politiciens, à paralyser l’influence des partis, à imprimer à la grève un caractère violent et insurrectionnel, à propager l’esprit d’autodirection des ouvriers, à exalter les masses soulevées et à préconiser la grève à outrance jusqu’à la victoire, c’est-à-dire jusqu’au triomphe des revendications que formulent les grévistes.

Cette action, c’est l’action circonstancielle.

Mais, somme toute, elle s’impose à tout gréviste sérieux, à tout syndicaliste sincère ; tandis que l’action anarchiste ne doit pas, elle, s’enfermer dans ces étroites limites ; elle doit aller plus loin, beaucoup plus loin ; elle doit, si possible, transformer le mouvement de grève en mouvement révolutionnaire et, si c’est impossible, profiter des événements pour affirmer le point de vue anarchiste, pour répandre nos conceptions, pour exposer et faire prévaloir nos méthodes de combat, pour propager l’esprit de révolte, pour renforcer nos groupements, afin que le mouvement de grève, qu’il soit vainqueur ou vaincu, marque, pour nos idées, un pas en avant, un renforcement, une augmentation de rayonnement et de pénétration.

Troisième exemple. — Le Fascisme est à nos portes ; il s’organise et s’apprête à nous terrasser. Cette menace est au premier plan de l’actualité ; elle préoccupe tous ceux qui s’intéressent au mouvement social. Il ne s’agit pas d’un danger vague et lointain, mais d’un péril précis et immédiat.

Quelles sont, dans ces conjonctures, les tâches immédiates de l’Anarchisme ?

Elles consistent, c’est indubitable, à organiser la résistance contre le fascisme, à en briser les cadres naissants, à repousser le fléau, à tout mettre en œuvre pour le frapper d’impuissance.

C’est une action circonstancielle à laquelle aucun anarchiste ne songerait à se soustraire.

Or, dans cette action contre le Fascisme, les anarchistes ne sont pas seuls : démocrates et communistes marchent aussi contre ce redoutable ennemi. Mais il est manifeste que leur action n’est pas la même que

la nôtre ; dans ce combat, leurs desseins et leur but sont bien différents des nôtres.

Communistes et démocrates sont contre un certain fascisme : celui qui n’est pas le leur ; mais ils sont pour le fascisme rouge ou tricolore qui est le leur et, s’ils parvenaient à mettre en déroute le fascisme qu’ils combattent, ils feraient tout au monde pour imposer le leur.

Les anarchistes sont dans l’obligation de se jeter sans hésitation dans la mêlée, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Seulement, ils ont le devoir de dire, hautement et en termes explicites, qu’ils luttent contre tous les fascismes et que leur objectif est non seulement de n’en subir aucun mais encore de n’en imposer eux-mêmes aucun.

Ainsi, leur action ne pourra être confondue ni avec celle des démocrates ni avec celle des communistes. Leur action circonstancielle sera conforme à leur action continue et celle-ci inspirera, pénétrera et dominera de haut celle-là.

Il est donc bien entendu que lorsque la rue s’agite, lorsque de graves événements surgissent, lorsqu’il se produit un de ces courants vastes et profonds qui traversent par instants les couches populaires, les anarchistes doivent prendre part — et des premiers et des plus agissants — à ces mouvements et y apporter toute la ferveur et la passion dont ils débordent par conviction et par tempérament.

Mais il est également entendu que, au cœur même de ces événements, les anarchistes doivent rester eux-mêmes, être des guides, des entraîneurs, des exemples et non des chefs et prendre une attitude tellement nette et précise, que celle-ci ne puisse, en aucun cas, être confondue avec celle des partis politiques ou des groupements, si révolutionnaires qu’ils se prétendent, qui ne sont pas anarchistes.

Si je me suis attardé aux développements qui précèdent, c’est parce que je considère comme étant de la plus haute importance la place que l’Action est appelée à occuper dans les tâches immédiates de l’Anarchisme.

N’oublions pas, n’oublions jamais que, dans le domaine des réalisations pratiques, l’action est tout, puisque c’est à la vigueur, à la netteté et à l’ampleur de l’action que tendent et que doivent aboutir l’Éducation et l’Organisation. Celles-ci préparent, elles enfantent l’Action. Elles sont à l’Action ce que l’Arbre, le bourgeon et la fleur sont au fruit.



Parvenu à ce point de mon étude sur l’Anarchisme s’appuyant, dans chaque pas en avant, sur une éducation méthodique, une organisation solide et une action puissante, je dois poser et résoudre le problème suivant : « Est-il raisonnable d’espérer que limitée aux possibilités des seuls libertaires, l’Action anarchiste soit capable d’accomplir dans son entier l’œuvre révolutionnaire indispensable ? » En d’autres termes : « Abandonnés à leur seules forces, les Anarchistes seront-ils à même, quand s’ouvrira la phase révolutionnaire : et d’anéantir les institutions actuelles basées sur le principe d’Autorité, et de jeter les fondements d’un structure sociale reposant sur le principe de Liberté ? » (Car, il nous faut avoir présent à l’esprit que, pendant la période révolutionnaire, les compagnons auront à exécuter ce double travail : démolition d’abord et, aussitôt après, reconstruction.)

Il me paraît loyal et sensé de répondre à cette question par un « Non ! » bref et formel.

Énorme sera la masse à soulever, à propulser, à entraîner, à conseiller, à guider. Il faudra, au sein