Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/70

Cette page a été validée par deux contributeurs.
ANA
69

régime de longue durée. Elle a été instaurée par suite de circonstances exceptionnelles et dans un but précis et limité. Elle s’est imposée par la nécessité de mettre fin au désordre et au déséquilibre créés par la guerre ; dès que l’ordre et l’équilibre seront rétablis, aussitôt que la situation sera redevenue normale, la Dictature cessera. » Tel est le langage de Mussolini, de Primo de Rivera, de Lénine et de ses successeurs. Tous confessent que la Dictature est un régime indésirable, qu’elle ne peut avoir, à notre époque, un caractère stable, qu’elle n’est, en réalité, qu’un pis-aller. En conséquence, l’objection qui se fonde sur l’instauration de ces quelques dictatures ne tient pas et cet événement ne peut être interprété dans le sens d’un mouvement évolutif propice au principe d’autorité.

Mais je veux faire abstraction des considérations qui précèdent et supposer — hypothèse gratuite — que ces régimes de Dictature dont on invoque l’existence dans l’intention de justifier l’objection que je réfute, aient été non pas l’accident dû à des circonstances extraordinaires et imprévisibles mais l’aboutissant d’une évolution véritable. Serait-il judicieux d’en conclure que l’Humanité renonce à briser ses chaînes et s’apprête à les faire plus resserrées et plus lourdes ? Serait-il même raisonnable de soutenir que la Dictature, prise dans le sens d’un accroissement de l’Autorité, est appelée à se stabiliser et à devenir le Régime vers lequel tendent les générations présentes et futures ? Évidemment non et, durât-elle encore un demi-siècle — j’exagère à dessein — dans les pays où elle existe, cela, au point de vue qui nous occupe dans ce débat, ne signifierait rien.

Jamais, en France, la Monarchie ne parut plus fortement, plus solidement assise qu’au temps où Louis , ayant centralisé tous les pouvoirs, grâce à l’œuvre de Richelieu et de Mazarin, pouvait dire : « L’État c’est moi ! » Cependant, un siècle après — et que sont cent ans dans l’histoire ? — l’héritier et le successeur du Roi-Soleil portait sa tête sur l’échafaud. Il y a dix ans à peine, l’Empereur d’Allemagne, Guillaume II et le Tzar de Russie, Nicolas II jouissaient d’un prestige et disposaient d’une puissance qu’on pouvait croire invulnérable ou, pour le moins, à l’abri pour longtemps des attaques dirigées contre elle. Quelques années après, ces deux formidables Empires s’écroulaient.

La vérité est que le monde capitaliste est effrayé du développement que prennent chaque jour les idées d’affranchissement par la Révolution et de la sympathie et de l’enthousiasme avec lesquels ces idées sont accueillies par les victimes de l’ordre social. Ces progrès indéniables des Idées que, tenant compte du visage qu’elles ont ou qu’elles se donnent, j’appellerai « d’avant-garde » angoissent à tel point la classe bourgeoise que celle-ci, pour être protégée, défendue et même simplement rassurée, est prête à se jeter dans les bras de n’importe quel aventurier qui se posera en sauveur, en défenseur de l’Autorité chancelante, en restaurateur de l’Ordre ébranlé. Il se peut que les partisans d’un Gouvernement absolu et d’un Régime de fer l’emportent momentanément, et par surprise : ce sera un triomphe sans lendemain. Car le régime capitaliste a atteint son apogée. Comme ceux qui l’ont précédé et dont il n’est que la continuation, il a traversé les deux premières des trois phases que traverse toute période historique : naissance, développement, disparition. Il a atteint le point culminant de son développement. Il en est au déclin qui précède et annonce la disparition.

Qui prête une oreille attentive aux Craquements sinistres de l’édifice social peut hardiment en prédire le prochain écroulement. La crise que subit le monde

actuel, crise aussi étendue que profonde, est d’une gravité qui ne trompe les gens avisés d’aucun parti, d’aucune classe, d’aucun continent. À l’Orient et à l’Occident, au Nord et au Midi, le malaise s’accroît, le mécontentement augmente, l’anxiété grandit. Les vieilles puissances européennes qui, par leur agencement économique et militaire, ont conquis dans les autres parties du monde un empire colonial immense, assistent, angoissées, au soulèvement des populations qu’elles croyaient avoir à jamais colonisées, c’est-à-dire asservies. L’heure approche où ces populations résolues à prendre en mains la direction de leurs propres destinées, arracheront aux conquérants les territoires qu’elles occupent et proclameront leur indépendance.

Les vieilles croyances, répandues par les imposteurs de toutes les religions voient leur prestige constamment diminuer et, longtemps prisonnière de l’ignorance, de la superstition et de la peur, la conscience humaine se soustrait graduellement à la captivité dont elle a eu tant à souffrir. L’impuissance des partis politiques s’avère jusqu’à l’évidence ; la pourriture des États crève les yeux ; le monde du Travail prend conscience de l’iniquité intolérable d’une organisation sociale dans laquelle, bien que produisant tout, il ne possède rien. De la chaumière des paysans et du taudis des ouvriers écrasés par des charges fiscales sans cesse accrues, s’élève une protestation timide aujourd’hui mais demain furieuse. Partout, partout, l’Esprit de Révolte se substitue à l’Esprit de Soumission : le souffle vivifiant et pur de la Liberté s’est levé ; il est en marche ; rien ne l’arrêtera ; l’heure approche où, violent, impétueux, terrible, il soufflera en ouragan et emportera, comme fétus de paille, toutes les Institutions Autoritaires.

C’est dans ce sens que se fait l’Évolution. C’est vers l’Anarchie qu’elle guide l’Humanité. — Sébastien Faure.


ANARCHIE, ANARCHISME, INDIVIDUALISME ANARCHISTE. On appelle anarchie, on le sait, une conception de la vie individuelle ou collective où ne trouve point place l’existence de l’État, du gouvernement, de l’autorité, en un mot. Les individualistes anarchistes sont des anarchistes qui considèrent au point de vue individuel la conception anarchiste de la vie, c’est-à-dire basent toute réalisation de l’anarchisme sur « le fait individuel », l’unité humaine anarchiste étant considérée comme la cellule, le point de départ, le noyau de tout groupement, milieu, association anarchiste.

Il y a différentes conceptions de l’individualisme anarchiste, mais il n’en est aucune qui s’oppose, comme on se l’imagine parfois faussement, à la notion d’associationnisme, comme nous le verrons plus loin. Toutes sont d’accord, non pour dresser l’individu contre l’association — ce qui serait un non-sens, puisque ce serait limiter la puissance et les facultés de l’individu — mais pour nier et rejeter l’autorité, lutter contre l’exercice de l’autorité, résister à toute espèce d’autorité.

Il est nécessaire de définir clairement ce qu’il faut entendre par exercice de l’autorité, qui est la forme concrète de l’autorité, l’aspect sous lequel l’autorité se manifeste à chacun de nous, pris isolément ou comme associés.

Il y a « exercice de l’autorité », emploi de l’autorité, lorsqu’une individualité, un groupe d’humains, un État, un gouvernement, une administration quelconque (ou leurs représentants) se servent de la puissance qu’ils détiennent pour contraindre une unité ou une collectivité humaine à accomplir certains actes ou gestes qui lui déplaisent ou sont contraires à ses opinions, ou encore qu’elle accomplirait autrement si elle possédait la faculté de se comporter à sa guise.