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misères plus ou moins injustifiées qui a incité les philosophes, les penseurs et les moralistes à rechercher les causes de ces souffrances pour en combattre les effets.

Abaisser le taux des douleurs humaines, atténuer les inégalités choquantes, améliorer les conditions de la vie, en d’autres termes rechercher le bonheur universel, tel a été, de tout temps, le but de tous les plans, de tous les systèmes de rénovation sociale.

Sur ce point, tous ceux qui se sont occupés de la question se montrent unanimes. Je pourrais en citer des centaines, je me bornerai à quelques-uns.

Je laisse de côté tous les auteurs anciens, pour faire aux modernes une place plus grande dans ces citations que je ne veux pas multiplier afin de ne pas fatiguer le lecteur :

« Le but de la Société est le bien de ses membres » (Grotius). — « La Société est tenue de rendre la vie commode à tous » (Bossuet). — « Le vrai but de la Société est le bonheur durable de tous ses membres » (Mably). — « Quel est l’objet de la Science de la morale ? Ce ne peut-être que le bonheur général. Si l’on exige des vertus dans les particuliers, c’est que les vertus des membres font la félicité du Tout » (Helvétius. De l’Homme. Son Éducation). — « Rechercher le bonheur en faisant le bien, en s’exerçant à la connaissance du vrai, en ayant toujours devant les yeux qu’il n’y a qu’une seule vertu : la Justice, un seul devoir : se rendre heureux » (Diderot). — « Le but de la Société est le bonheur commun » (Déclaration des Droits de l’Homme, article 1er). — « Le but de la Révolution est de détruire l’inégalité et d’établir le bonheur commun » (Conspiration Babouviste. Base de la République des Égaux. Article 10). — « Que la variété infinie de désirs, de sentiments et d’inclinations se réunisse en une seule volonté ; qu’elle ne meuve les hommes que vers un unique but : le bonheur commun ! » (Morelly. La Basiliade). — « Le plaisir sans égal serait de fonder la félicité publique. Je ne sais si je me trompe dans mes vœux ; mais je pense qu’on pourra un jour extraire de tous les corps un principe nutritif et, alors, il sera aussi facile à l’homme de se nourrir que de se désaltérer à l’eau d’un fleuve. Que deviendront, alors, les combats de l’orgueil, de l’ambition, de l’avarice, toutes les cruelles institutions des grands Empires ? Un aliment facile, abondant, à la disposition de l’homme, sera le gage de sa tranquillité et de sa vertu » (Mercier. Le tableau de Paris). — « Si la première voix de la nature, c’est de désirer notre propre bonheur, les voix réunies de la prudence et de la bienveillance se font entendre et nous disent : cherchez votre bonheur dans le bonheur d’autrui. Si chaque homme, agissant avec connaissance de cause dans son intérêt individuel, obtenait la plus grande somme de bonheur possible, alors l’humanité arriverait à la suprême félicité et le but de toute morale, le bonheur universel serait atteint » (Bentham). — « Le principe général auquel toutes les règles de la pratique devraient être conformes, n’est autre que le bonheur du genre humain et de tous les êtres sensibles » (J.-S. Mill). « La Société doit être organisée de telle sorte (et ce n’est pas souvent le cas d’aujourd’hui, malheureusement) que le bonheur des uns ne prenne pas sa source dans la ruine des autres, mais que chaque individu trouve son bien dans celui de la collectivité, le bien de la collectivité résumant uniquement, vice versa, de l’individu » (L. Buchner. Force et Matière, p. 514). — « Le problème du bonheur universel, par l’effet de la solidarité toujours plus grande, est dominé plus que jamais aujourd’hui par le problème

du bonheur social. Ce ne sont plus seulement nos douleurs présentes et personnelles, mais celles de l’humanité à venir qui deviennent pour nous un sujet de troubles » (Marc Guyau. L’irréligion de l’Avenir, p. 411). — « Le pur idéal, ce serait que la totalité universelle des êtres devînt une Société consciente, unie, heureuse » (Alfred Fouillée. Critique des Systèmes de morale contemporaine). — « Le plus grand bonheur du plus grand nombre, par la science, la justice, la bonté, le perfectionnement moral : on ne saurait trouver plus vaste et plus humain motif éthique » (Benoît Malon. Socialisme intégral. Tome Ier, page 245).

Assez de citations. J’y pourrais ajouter l’avis autorisé de tous les sociologues contemporains, même bourgeois ; mais à quoi bon ? La cause est entendue : tous, absolument tous, proclament, conformément à la Déclaration des Droits de l’Homme, que « le but » de la « Société est le bonheur commun ». C’est, peut-être, le seul point sur lequel existe l’unanimité ; mais on reconnaîtra qu’il est d’importance et je veux en tirer immédiatement deux conclusions sur lesquelles j’attire particulièrement l’attention. La première, c’est la condamnation implicite de l’organisation sociale qui nous régit : puisque cette organisation accumule entre les mains d’une minorité privilégiée pouvoir, richesses, savoir, jouissances, et condamne l’immense majorité à la servitude, aux privations, à l’ignorance et à la douleur, il est évident que cette Société tourne le dos au but vers lequel est tenue de tendre toute Société équitable et rationnelle et qu’elle doit succomber. La seconde, c’est que, de toutes les doctrines sociales qui se disputent la succession de celle qui doit disparaître, la seule qui se dirige résolument et sans détour vers ce but, c’est celle que préconisent les théories anarchistes, puisque, faisant, seule, cesser les inégalités, les guerres et les contraintes et assurant, seule, à chaque individu toute la somme de liberté et de bien-être que comporte le développement progressif de l’humanité, elle est la seule qui réalise le vœu nettement et unanimement exprimé : le bonheur commun.

e) Adéquate, à toute époque, au développement progressif de l’humanité. — Une seule barrière est là, limitant la somme des satisfactions que les Individus sont en mesure de goûter. Cette barrière, c’est celle des possibilités, c’est-à-dire celle qui sépare les biens acquis de ceux qui sont encore à acquérir, les jouissances vivables par les générations actuelles de celles auxquelles nos descendants aspirent et qu’ils ne manqueront pas, tôt ou tard, de réaliser. Mais cette barrière n’est pas pour contenir ou réfréner les appétits ; elle est, au contraire, pour les exciter. Sous le puissant coup d’aile du désir insatiable qui nous élève toujours plus haut et nous pousse toujours plus loin, elle s’éloigne et s’abaisse insensiblement, nous découvrant des perspectives de plus en plus éblouissantes.

Cette limite, c’est celle qui marque le point auquel, à une époque déterminée, en sont arrivées les phalanges humaines en marche vers les régions toujours plus fertiles et plus vastes de la félicité.

Tel est le sens précis de ces mots : « adéquate, à toute époque, au développement progressif de l’humanité. »

Il est dans la nature des individus et des Sociétés, sortis, depuis des milliers d’années, des organismes les plus rudimentaires, de s’acheminer vers des formes de plus en plus perfectionnées. Longtemps, bien longtemps enténébrés, hommes et sociétés se dessinent sur un fond dont les teintes passent petit à petit du sombre au clair, de l’obscur au lumineux. L’obscurité c’est le passé : l’ignorance, la haine, la misère ; la lumière,