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s’arrêter et les malheureux traînent leur misérable existence partagée entre la « noce » et la prison. Encore, eux, ont-ils cette ultime excuse, qu’ils ne voulaient pas se plier sous le joug d’une exploitation stupide et féroce, qu’ils n’étaient pas détenteurs d’une instruction ou d’une éducation solides ; mais que dire de cette bourgeoisie qui se dévergonde dans les boîtes de nuit, et s’en va chercher dans les bouges aristocratiques des sensations nouvelles pour leurs sens désabusés ! Que penser de cette jeunesse nourrie au lait de la morale bourgeoise, qui en une nuit dépense dans les cabarets louches de Montmartre ou d’ailleurs, le produit du travail de dizaines, de centaines d’ouvriers ! Est-ce que Paris, avec tous ses music-halls, ses établissements de nuit, ses bordels, n’offre pas le spectacle d’un dévergondage outrageant, et la vie licencieuse qui s’y mène n’est-elle pas le symbole d’une dégénérescence et d’une décadence désespérante ?

Mais si le peuple, un jour, ou plutôt un soir, le peuple qui travaille, qui peine et qui souffre, le peuple aux mains calleuses, le peuple en cotte et en bourgeron, le peuple que l’on exploite et auquel on accorde tout juste une pitance qui lui permet de ne pas crever de faim, descendait dans vos repaires, Messieurs les bourgeois, et venait vous demander des comptes ? S’il venait vous demander s’il est juste, logique, équitable, moral, que vous puissiez sabler le champagne à flots, cependant que lui n’a pas de lait à donner à ses petits, s’il venait vous montrer sa compagne flétrie par le travail, vieille de trente ans, cependant que vos maîtresses sont entretenues richement par le fruit de son travail, s’il venait là où vous vous amusez briser votre dévergondage, et vous crier que vous n’avez pas le droit de rire et de vous distraire, alors que lui a faim, croyez-vous qu’il se trouverait de par le monde, un homme ayant conservé un peu de sens moral, et au cœur un peu d’amour pour l’humanité, pour l’en blâmer ?

Réfléchissez ! Quelqu’un doit payer, quelqu’un payera. Louis XVI a payé de sa tête le dévergondage de ses aïeux. L’aristocratie française sait ce que lui a coûté son dévergondage. La bourgeoisie le saura bientôt. Le vieil adage « l’excès en tout est un défaut » n’est pas vain. Livrez-vous à vos excès de débauches ; lorsque le peuple en aura assez, d’un seul bloc il fera votre bilan, et vous réclamera le prix de ses souffrances et de ses misères.


DÉVIATION. n. f. Action de dévier. Changement dans la direction naturelle. La déviation d’un corps, la déviation d’un boulet. Écart moral. Une déviation de principes. Les déviations socialistes, communistes, anarchistes.

Y a-t-il des déviations anarchistes et l’Anarchisme peut-il dévier ? Il faudrait, pour établir un critérium, établir auparavant ce qu’est l’anarchisme et nous poser cette question : qui est anarchiste ? Dans « The Road of Freedom », revue américaine, Théo Mill commençait ainsi un article : « Si vous rencontrez dans la rue un passant qui vous déclare être Shakespeare ou Napoléon, sans aucune hésitation vous affirmerez que cet homme est un fou ; mais s’il vous déclare qu’il est socialiste ou anarchiste, vous enregistrerez simplement sa déclaration et lui ouvrirez votre cœur, car il n’y a aucune possibilité de juger de sa sincérité. »

En effet si nous laissons de côté les petits actes secondaires de la vie, nous sommes obligés de reconnaître qu’il est difficile à un anarchiste de donner une preuve absolue de sa loyauté et que sa sincérité et son abnégation ne peuvent se manifester que lorsque, à l’évolution lente et méthodique fait suite, à la faveur des événements, l’action révolutionnaire.

Il en est ainsi dans tous les domaines de l’action politique et sociale, et ce qui est vrai pour les anarchis-

tes l’est également pour les socialistes ou les communistes. Chez les uns et chez les autres l’héroïsme est subordonné aux événements.

Nous avons dit par ailleurs, que tous les partis politiques avaient fait faillite et que le communisme qui fut un moment l’espérance du monde du travail s’était à son tour discrédité. L’Anarchisme est donc à nos yeux la seule conception philosophique et sociale qui puisse assurer le bonheur de l’humanité puisqu’il est de toute évidence que le socialisme qui a tenté une expérience en Angleterre, en Allemagne et même en France, n’a apporté que des résultats négatifs et que le communisme autoritaire n’a pas été plus heureux en Russie.

D’où viennent alors la faiblesse numérique des Anarchistes et le peu de crédit qu’ils rencontrent auprès des profanes ? D’où viennent les difficultés qu’ils ont à attirer l’attention du peuple et à s’attacher ses sympathies ? Les campagnes de calomnies menées contre eux ne sont pas suffisantes à expliquer ce phénomène ; il y a d’autres causes, d’autres facteurs qu’il nous faut rechercher, si nous voulons sincèrement étudier le problème et le résoudre.

La guerre de 1914 ne semble pas avoir été un enseignement pour les individus et les anarchistes peu nombreux déjà avant la tuerie se sont disséminés durant le massacre. Rien d’étonnant par conséquent à ce qu’ils traversent, après la guerre, une période de crise. Du reste, cette crise n’est pas particulière à l’Anarchisme. Tous les partis politiques la subissent et se trouvent dans un état d’amoralité regrettable. Mais ce qui est concevable pour toute organisation politique ne l’est pas pour l’Anarchisme. Il est évident que l’Anarchiste subit les mêmes influences, est soumis aux mêmes variations, aux mêmes courants que les autres individus, et qu’étant Anarchiste on n’en est pas moins homme ; pourtant il nous semble que ces influences devraient produire sur l’Anarchiste des effets contraires et qu’ils devraient, dans une large mesure, bénéficier du chaos dans lequel se débattent les puissances d’autorité. Il faut donc, puisque la réalité est tout autre, découvrir le diagnostic et, ce qui est plus complexe, lui trouver un remède.

S’il nous fallait faire l’historique du mouvement anarchiste, nous nous apercevrions bien vite que « l’individualisme » fut une des causes primordiales de toutes les déviations anarchistes. Certes, au point de vue philosophique, nous sommes, anarchistes communistes, aussi individualistes que quiconque, et nous le sommes, non pas parce que nous le voulons, mais parce que l’égoïsme est à la base de toute vie individuelle et sociale et qu’il est impossible de concevoir un être qui ne serait pas animé par un sentiment d’égoïsme. Il apparaît cependant à l’analyse que tout cela n’est qu’une spéculation intellectuelle, non pas utile en soi, mais qui embrouille et compromet tout l’avenir social.

C’est précisément parce que certains ont abandonné le domaine social, le terrain populaire, pour se cantonner sur le terrain philosophique, que l’Anarchisme a dévié, qu’il s’est divisé en sectes, en clans, en écoles et que, si cette pratique se poursuivait, il y aurait bientôt autant d’Anarchismes que d’Anarchistes. Toute idée philosophique mal interprétée est néfaste, et celles du déterminisme et de l’égoïsme ont été incomprises par quantité d’individus pénétrant notre milieu, et cette incompréhension a concouru à faire dévier l’Anarchisme de sa ligne.

Nous voyons tel bandit, tel criminel, ignorant absolument tout de nos idées, de nos conceptions, de nos aspirations et condamné pour un meurtre odieux à la peine de mort monter à l’échafaud au cri de « Vive l’Anarchie ! », et tel autre bourgeois à la Follin prétendre également être Anarchiste ; et les adversaires de