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Et c’est là l’erreur séculaire des hommes. Depuis toujours, et de nos jours encore, les grandes agglomérations humaines ne se sont pas organisées en ayant soin de se reposer sur la raison et de s’appuyer sur des principes sociaux susceptibles d’assurer la paix et la stabilité des sociétés, mais en cherchant et en puisant leur puissance en la force de leurs guerriers et de leurs armes, sans s’apercevoir que la force, élevée au niveau d’un principe, d’un symbole, ne pouvait produire de la vie, mais qu’engendrer de la mort et de la ruine.

Nous disons que l’autorité et la force sont des facteurs de destruction. Quel plus bel exemple peut-on citer que celui de Carthage, la grande cité : africaine, restaurée au ixe siècle avant J. C. et qui, en 600 ans de succès ininterrompus, fonda le grand empire maritime de la Méditerranée.

Que reste-t-il aujourd’hui de toute cette richesse, de toute cette splendeur ? Rien. « L’Esclavage divisait la patrie en castes ennemies ; une constitution aristocratique fermait les carrières de la politique aux ambitions légitimes du peuple ; l’argent, non le patriotisme recrutait les armées. La production agricole et industrielle ne faisait pas équilibre au négoce, Carthage était réduite à poursuivre toujours de nouveaux débouchés, de nouveaux tributs et, quand l’adhésion spontanée manquait, de les imposer par la guerre. Elle était ainsi amenée à s’appuyer sur la force, non sur le droit ; sur l’intérêt, non sur la justice ; sur la ruse et la fraude, non sur la loyauté des échanges. Devenant puissance guerrière et oppressive, elle devait chanceler et succomber quand elle se heurterait contre plus fort qu’elle. Cet écueil, elle le trouva en Sicile et en Espagne ; alliée des Romains pendant plusieurs siècles, elle dut, un jour, devant des résistances imprévues, engager la lutte et vaincre ou périr. Elle périt après des efforts gigantesques, par les ordres implacables de Rome jalouse, l’an 146 avant J. C. Le pillage, l’incendie, les massacres, châtièrent six siècles d’une domination insolente, éternel avertissement donné au peuple, qui, abusant de l’art nautique, fondent une tyrannie sur le monopole maritime : tôt ou tard ils sont balayés de la scène pour n’avoir pas reconnu à chaque peuple son rôle et son droit. » (Jules Duval)

Carthage se débattit longtemps. Les luttes qu’elle entreprit contre Rome, connues sous le nom de guerres puniques, sont légendaires. A la première de ces guerres, de 264 à 242 avant J. C., elle perdit la Sicile ; à la seconde, de 219 à 202, elle abandonna l’Espagne, et à la dernière, de 149 à 146, elle fut anéantie.

Relevée par César, elle redevint un centre d’activité mais fut prise d’assaut en 698 par les Arabes et, cette fois, totalement détruite. Il ne reste plus, actuellement, à quelques kilomètres de Tunis, que quelques ruines pour aviver le souvenir de l’excursionniste et lui rappeler les grandeurs de la ville lumière qui rayonna sur le monde durant six siècles.

Et pourtant, l’avertissement de Carthage fut inutile et l’histoire se répète sans imprimer aux hommes un enseignement profitable. En notre siècle de progrès et de science, où toute l’activité humaine devrait se dépenser à l’élaboration d’une société rayonnante de joie et de bonheur, il apparaît que l’œuvre de destruction continue et, en regardant dans le passé, on tremble d’entrevoir un avenir où s’amoncellent les ruines d’une civilisation féroce et barbare.

Vingt et un siècles ont passé depuis la décadence de Carthage, et la ruine de cet empire ne se comprendrait pas « si l’on ignorait que, par une loi fatale, toute civilisation parvenue à son apogée, est destinée à périr, comme un fruit mûr, si elle ne revêt pas, par sa propre énergie, une forme sociale supérieure ». Vingt et un siècles ont passé, et l’Europe a grandi, au milieu des

sciences et des arts, donnant naissance à des puissances qui se disputent à leur tour l’hégémonie du monde.

L’Angleterre, inspirée peut-être par la puissance commerciale et industrielle de Carthage, aspire à la souveraineté absolue et étend son domaine en se reposant sur sa force maritime. La France et l’Allemagne, moins puissantes sur mer, cherchent à consolider leurs entreprises industrielles et commerciales en s’appuyant sur leur force armée. La colonisation est devenue une nécessité, impérieuse pour les grandes nations qui n’arrivent plus à écouler leurs produits et, comme par le passé, la guerre est là, menaçante, pour ouvrir par la force de nouveaux débouchés, la production et la consommation n’étant pas équilibrées au sein de ces nations. De l’autre côté des mers, des puissances neuves s’éveillent. Économiquement, les États-Unis de l’Amérique du Nord ont déjà presque asservi la vieille Europe. Le Japon cherche sa place. Industriellement et commercialement, il concurrence sur le marché colonial les grandes puissances européennes et Nord américaines qui veulent s’imposer dans le grand empire chinois et y écouler leurs produits aux 500 millions d’habitants. Et toute cette soif de domination économique, source d’esclavage et de misère, donnent naissance à des conflits qui ne peuvent se régler que dans le sang des peuples.

La grande guerre de 1914 n’est peut-être que le prélude, de nouvelles tueries, plus terribles, plus monstrueuses, plus barbares que la précédente, et la destruction d’une partie de la France, sera sans doute suivie de la destruction d’une partie de l’Europe.

N’oublions pas, cependant, que ce qui précipita la ruine de Carthage, ce fut une terrible guerre qu’elle eut à soutenir, entre les deux dernières guerres puniques, contre les mercenaires qui s’étaient révoltés. Les mercenaires modernes en auront peut-être bientôt assez, à leur tour, de verser leur sang, pour des causes qu’ils ignorent, qui n’offrent pour eux aucun intérêt, et de se sacrifier pour défendre les privilèges et les biens de leurs adversaires et de leurs ennemis.

Ils détruiront alors, tout ce qui gêne la libre évolution des individus ; mais leur œuvre de destruction sera saine, puisqu’elle aura pour but le bonheur de l’humanité. Ayant bénéficié des expériences du passé, les mercenaires ne détruiront plus pour détruire, ils ne s’attaqueront plus aux palais, aux châteaux, aux richesses, à tout ce qui est une source de bien-être et de joie, mais aux vieux taudis infects et misérables dans lesquels ils sont entassés, aux prisons derrière lesquelles gémissent des parias, victimes de l’inégalité sociale, aux institutions qui déterminent tant de calamités ; ils détruiront tout ce qui engendre la misère et les larmes, et ayant su détruire, ils sauront reconstruire. C’est à cette seule condition que le xxe siècle peut sortir de l’abîme dans lequel il est tombé. Si les hommes sont incapables de briser avec le passé, d’élever une barrière entre hier et demain, alors, une fois encore, la civilisation arrivée à son apogée s’écroulera et ce sera l’éternel recommencement. La liberté, pleine et entière peut offrir une chance de salut, mais la liberté ne se donne pas, elle ne se demande pas ; elle se prend ; il faut la conquérir avec vaillance et courage. La Révolution n’est pas destructive, elle est constructive, à condition, toujours, d’être animé par un désir de liberté et non par une soif d’autorité. Sachons donc faire la Révolution si nous voulons que prennent fin la destruction de l’humanité et le triomphe du despotisme.


DÉSUÉTUDE. n. f. (du latin desuetudo). Se dit, d’un mot, d’une chose, d’un objet, d’une coutume, d’un