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C’est souvent au moment où une civilisation, ou lorsqu’un État semblait être arrivé à son apogée, que la désorganisation apparaissait et ruinait tout un passé de travail et de lutte. Et depuis les temps les plus reculés, l’histoire se répète invariablement ; car de tout temps le monde fut organisé sur une erreur, et cette erreur se perpétue encore de nos jours. La cause qui préside à la désorganisation économique et sociale des sociétés, est le manque de liberté et il ne peut exister d’organisation stable sans liberté. Durant une période plus ou moins longue, l’autorité peut paraître un facteur d’organisation, mais ce n’est qu’une illusion qui disparaît avec le temps.

La Rome antique qui semblait assise sur des bases inébranlables, après une période de prospérité, où les arts et les lettres se mêlaient à l’éloquence, sombra dans le plus pitoyable des désordres sous l’autorité de ses Césars, et sa décadence date précisément de cette époque de magnificence où la folie criminelle d’un Néron faisait brûler une ville ayant une population considérable, pour satisfaire sa soif sadique de jouissances et de plaisirs. Rendre les empereurs romains uniquement responsables de la déchéance romaine serait une faute grave. La désorganisation du Grand Empire doit être attribuée également à la veulerie du peuple, se contentant du pain et du cirque, se laissant mener à la ruine par ses dirigeants et ne trouvant pas en lui la force de se révolter contre les abus de ses maîtres.

A la désorganisation politique d’un État il n’y a qu’un remède : la Révolution, et les exemples abondent de peuples qui se soulevèrent devant la carence d’un monarque à assurer la vitalité d’une nation.

Bien avant le peuple français, le peuple anglais se révolta contre ses tyrans qui désorganisaient le pays et plus de cent ans avant Louis XVI, Charles Ier d’Angleterre, monta sur l’échafaud. La désorganisation politique d’un État peut être attribuée généralement à des causes financières. C’est parce que le Parlement anglais refusa de voter les subsides réclamés par la Couronne, que Charles Ier le déclara dissous, se mettant par cet acte en guerre ouverte avec son peuple. Le mécontentement provoqué par l’arbitraire et le despotisme de Buckingham, favori du roi, engloutissant des fortunes pour son luxe, ses plaisirs et ses aventures guerrières, devait ouvrir la route à Cromwell et à la République.

On peut ne pas aimer Cromwell ; nous plaçant purement et simplement au point de vue Anarchiste, que de faits ne peut-on pas lui reprocher ! Mais il faut cependant reconnaître qu’il sut mettre un frein à la désorganisation de l’Angleterre et qu’il fit la grandeur de son pays. De son temps l’idée Anarchiste n’avait pas encore vu le jour, et lutter contre l’autorité royale, prendre position en faveur du Parlement, c’était porter un coup terrible au despotisme monarchiste, et préparer les luttes futures pour une liberté plus large.

Nous disons plus haut, que, historiquement, le règne de l’autorité est un facteur de désorganisation et que politiquement ce sont presque uniquement les questions financières qui désagrègent les États. On s’en rend compte assez facilement en étudiant le grand siècle de Louis XIV précédé par la dictature de Richelieu et de Mazarin.

Le grand Cardinal crut faire œuvre utile en détruisant la puissance politique du protestantisme, en abaissant l’orgueil de la noblesse et en préparant la royauté absolue de Louis XIV. En réalité, socialement, son activité fut inutile, et la rapacité d’un Mazarin qui réalisa une fortune de 200 millions de francs en pressurant le peuple, les dépenses fantastiques du roi Soleil, furent des facteurs de désorganisation aussi néfastes que les abus de la noblesse. On prétend que Richelieu fut un grand organisateur parce qu’il sut agrandir la France en lui adjoignant l’Alsace, la Lorraine et le Roussillon, alors

que l’Alsace et la Lorraine sont des foyers d’incendie, de guerre, de désorganisation pour les pays qui se les disputent. Déjà à la fin du règne de Louis XIII et durant la régence d’Anne d’Autriche et de son amant Mazarin, on sentait bien que l’organisation de la France de Richelieu, reposait sur des sables mouvants. Si la Fronde fut une émeute d’ambitieux, il n’en est pas moins vrai que, au plus profond des couches populaires, elle fut une manifestation de liberté et le signe avant-coureur de la grande Révolution.

Le long règne de Louis XIV ne fit que précipiter la désorganisation de l’État ; les finances du pays, jetées en pâture à ses maîtresses et à ses bâtards, l’argent du peuple dilapidé, la révocation de l’Édit de Nantes et les dragonnades, qui eurent pour conséquence la ruine du commerce et de l’industrie, voilà l’œuvre de la monarchie absolue, préparée par Richelieu, et mise en action par le roi Soleil.

Le règne de Louis XV ne fut pas moins répugnant que celui de son aïeul, et le Gouvernement occulte de Mme  de Pompadour marque l’apogée de la monarchie.

Louis XV souriait aux trésors de l’État engloutis par les largesses du « Parc aux Cerfs ». Elles montèrent à des sommes fabuleuses, disent les écrivains modérés. Trop connus, ces désordres répandirent la corruption et l’encouragèrent. Telle se montrait au dedans la royauté de Louis XV, et son rôle, au dehors, fut au niveau de tant d’opprobre. »

« Notre diplomatie devint la risée de l’Europe. La défaite de Rossbach, 80 millions de subsides payés bénévolement à l’Autriche, des armées entières englouties dans des expéditions folles, 37 vaisseaux de ligne et 50 frégates pris ou détruits par les Anglais, le Canada par nous sacrifié définitivement à leur dictature avide, ainsi que la Martinique, la Guadeloupe, Tobago, Saint-Vincent, Sainte-Lucie, nos comptoirs de l’Afrique et de l’Inde… Voilà, ce que produisit la guerre de Sept Ans, voilà ce que valut à la France le titre de ma bonne amie, donné par Marie-Thérèse à la maîtresse d’un roi absolu. » (Louis Blanc).

Ce spectacle de désorganisation n’est pas particulier à la France ; le principe d’autorité produisit partout les mêmes effets et nous ne croyons donc pas nous tromper en affirmant que l’autorité peut temporairement donner aux masses ignorantes l’illusion de l’ordre et de l’organisation, mais qu’en fin de compte il n’engendre que le désordre et la désorganisation.

Bismarck passa pour un grand organisateur parce qu’il sut habilement et avec diplomatie reconstituer l’Empire d’Allemagne en groupant autour de la Prusse tous les petits États d’ordre secondaire. Son œuvre fut couronnée à Versailles à la fin de la guerre de 1870-1871, mais ouvrait la voie à d’autres conflagrations et la reprise de l’Alsace et de la Lorraine conquises par Richelieu allait être le prétexte à de nouvelles tragédies, à des tueries grandioses, à la désorganisation économique et sociale du monde. Il peut sembler à certains que les sociétés modernes sont le symbole de l’ordre, mais pour nous, Anarchistes, qui étudions les faits, en recherchons les causes, nous ne pouvons qualifier d’organisée, une Société qui ne se maintient qu’en sacrifiant dans des guerres fratricides des populations entières, et qui périodiquement est obligée de se reconstituer géographiquement, sans que soit respectés les intérêts les plus élémentaires de la grande masse des individus.

La bourgeoisie et le capital n’ont rien à reprocher à la seigneurie et à la féodalité. La désorganisation préside de nos jours aux destinées humaines, comme elle y présidait dans le passé. Ni l’expérience, ni l’exemple de siècles et de siècles d’erreurs, de mensonges, de crimes n’ont assagi les hommes. Ils ont encore confiance et espèrent encore trouver la quiétude et le