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volupté banale ou même de volupté renouvelée et originale.

Lucrèce élimine l’amour proprement dit pour ne conserver que la volupté. À toutes nos voluptés, sachons plutôt donner une âme et un accompagnement d’amour. — Han Ryner.

Amour. Attachement sentimental à une personne ou goût prononcé pour une chose. Telle est la définition qui, sans prétendre à être parfaite, paraît la mieux appropriée, à un mot dont on se sert couramment pour exprimer des sentiments à ce point divers, comme origine et comme nature, qu’ils n’ont presque plus aucun rapport entre eux.

Le Français, sans violer les usages de son milieu ni les coutumes de sa langue, n’est-il pas fondé à dire : J’aime la musique et la peinture ? J’aime mon pays natal et l’humanité ? J’aime ma maîtresse et ma mère et quelques vieux amis ? J’aime aussi les volailles grasses et le gibier de haut goût ?

Pourtant quelles différences profondes ne constatons-nous pas, entre le sentiment d’affectueuse gratitude éprouvé pour une mère, et le sentiment voluptueux que nous inspira notre amante ; entre l’attrait qu’exerce sur notre intellect une forme d’art, ou un genre d’étude, et le besoin que nous avons de renouveler la satisfaction gustative que nous occasionna une table bien servie !

Plus élégante et plus précise en ceci, la langue anglaise nous offre deux termes, et non un seul, pour exprimer, sans confusion possible, tantôt les élans les plus généreux du cœur humain, et tantôt des préférences gastronomiques ou similaires.

Il n’est pas question de jeter, à l’instar de la religion catholique, l’anathème sur les plaisirs sensuels, si légitimes et si nécessaires, ni de déclarer seuls dignes d’estime les joies platoniques et les enivrements intellectuels, mais bien de déplorer, au nom de la poésie et de la clarté, l’insuffisance fréquente des mots qui s’y rapportent.

Notre définition ne serait point complète, en effet, si nous ne distinguions entre l’amour qui a pour objet les choses, et l’amour qui a pour objet des êtres animés, principalement les personnes humaines. Et, d’analyser ce dernier nous conduit à distinguer encore entre l’amour que l’on éprouve pour soi-même, et celui que l’on ressent pour autrui, entre l’amour idéaliste, ou familial, ou passionné, et l’amour sexuel, car les caractères n’en sont point identiques.

L’amour de soi est représenté par l’instinct de conservation personnelle, avec le désir d’atteindre au bonheur et d’assurer son bien-être.

Ce que l’on nomme l’amour-propre, c’est l’amour de soi conçu du point de vue moral, c’est-à-dire le respect de soi-même, en tant que mesure de préservation pour ce qu’il y a de meilleur en nous, plus le souci de notre dignité, par égard pour l’appréciation que peuvent avoir de notre conduite ceux auxquels nous avons accordé estime et affection. L’amour-propre et l’amour de soi ne sont point des défauts, mais de fort grandes qualités qui, rendant l’individu actif et de fréquentation agréable, tant en vue de son intérêt particulier qu’indirectement au profit de son entourage, méritent d’être classées parmi les vertus d’utilité sociale.

Ni l’amour-propre ni l’amour de soi ne sont à confondre, d’ailleurs, avec l’égoïsme, qui, au point de vue de l’utilité sociale, n’est pas une vertu mais un vice, si tant est que l’on veuille bien conserver au mot égoïsme la signification consacrée par l’usage, non sans raison d’ailleurs. En effet, le mot égoïsme ne signifie pas seulement en conformité avec l’étymologie : amour de soi, mais encore et surtout : recherche des satisfactions personnelles sans considération des conséquences pour autrui. Défini ainsi, l’égoïsme apparaît nécessairement

comme un remarquable facteur de tyrannie, et comme un des plus grands obstacles à l’harmonie sociale.

L’amour, on pourrait dire le goût particulier ou le penchant, que nous avons pour certaines choses, en opposition avec l’indifférence ou l’aversion que nous éprouvons pour d’autres choses, semble provenir exclusivement des habitudes et des aptitudes transmises par notre hérédité, puis des suggestions de notre éducation première, modifiées par notre expérience propre et l’influence du milieu.

Cet amour pour ce qui apparaît comme un prolongement de notre moi, ou bien, physiologiquement ou intellectuellement, comme une nourriture en rapport avec nos besoins, est caractérisé par un désir de possession, qui n’est point un mal, tant qu’il ne prend pas des proportions extrêmes, avec la volonté d’appropriation exclusive ou d’accaparement.

Nous pouvons aimer les spectacles de la nature et la science, les œuvres d’art, la bonne chère et les pierres précieuses, sans en réserver pour nous seuls la jouissance à l’instar de trop nombreux maniaques qui en arrivent à ignorer le plaisir qu’il peut y avoir à faire plaisir, et oublier que, lorsqu’on a réglé toutes ses factures, on n’est jamais entièrement quitte pour cela envers l’humanité.

L’amour que nous éprouvons pour des êtres vivants semblables à nous ou proches de nous, auxquels nous lient des sympathies, révèle à l’examen quelque chose de plus que le désir de la jouissance par la possession, surtout lorsque ne sont en jeu ni la passion érotique ni l’ardeur sexuelle.

Ne voit-on pas fréquemment, à l’occasion de collectes publiques, de petits ménages bien modestes se priver pour porter secours, sans aucune certitude de réciprocité, à des populations lointaines dont ils n’auront, selon toute vraisemblance, jamais l’occasion de visiter le pays ? Ne vit-on point des mères, parfois des amantes, se résigner à de cruelles séparations pour assurer le bonheur d’un être cher ? Beaucoup de gens ne prennent-ils point sur leurs loisirs ou leurs économies, non seulement pour soulager des détresses cachées, mais encore pour éviter aux animaux de mauvais traitements, aux arbres des forêts la destruction, alors qu’ils ne bénéficieront point de l’ombre de ceux-ci, et que le martyre de ceux-là se produit loin de leurs regards ?

C’est que les habitudes millénaires de l’entr’aide, plus forte que les rivalités de tous genres, ont établi entre des êtres, même appartenant à des races ou des espèces différentes, une solidarité qui souvent se manifeste par des actes spontanés, exempts de calcul.

C’est que les personnes que nous aimons, en lesquelles nous nous retrouvons, ne sont pas seulement un prolongement de nous-mêmes, mais un peu de nous-mêmes, d’où une participation indirecte, parfois très vive, à leurs souffrances et à leurs joies.

Et ceci nous amène à considérer l’amour dans sa forme la plus idéaliste : la recherche du bonheur personnel par la conscience du bonheur d’autrui, même lorsque celui-ci se paye du sacrifice de notre plaisir ou de notre sécurité.

L’instinct maternel, l’amitié, le mysticisme social en offrent de fréquents exemples.

On ne peut en dire autant de l’amour lorsqu’il est dicté par l’attirance sexuelle. Rien ne dispose mieux, en effet, à une véritable frénésie d’appropriation, à une soif plus marquée d’égoïstes extases, en dépit des apparences.

Lorsque la violence exquise et brutale de ces appétits se tempère, ce n’est, principalement chez l’homme, que dans la mesure où interviennent des sentiments plus durables et plus doux : la tendresse partagée, l’estime mutuelle, la communauté des habitudes et des