Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/488

Cette page a été validée par deux contributeurs.
DAR
487

raillé par Voltaire, qui voyait dans cet écrivain un partisan de la Bible, soutenait que la mer primitive était le berceau de la vie, s’appuyant sur ce fait que des fossiles marins avaient été trouvés dans un terrain montagneux. De Maillet n’examinait pas seulement la façon dont s’était constitué l’univers, mais il examinait en détail le problème de l’origine des êtres vivants. Pour De Maillet rien ne se perd dans la nature. Les mondes se renouvellent sans cesse, ils exercent une attraction les uns sur les autres, des germes ou semences peuplent l’univers, que les planètes recueillent au passage. Les espèces animales et végétales n’ont pas été créées en même temps, mais elles sont apparues successivement, sous l’influence de circonstances favorables, à mesure que les mers ont baissé. Des semences proviennent toutes les espèces marines, d’où sont issues les espèces terrestres et aériennes, dont l’homme fait partie. Les herbes et les plantes, comme les animaux, ont la mer pour origine. Le transformisme de Maillet, reposant sur des réflexions souvent justes, ne fut pas compris par Voltaire qui y voyait, avons-nous dit, une thèse en faveur du déluge, l’eau jouant le principal rôle dans le système exposé par le philosophe indien. Pour Voltaire, les coquilles font éclore des systèmes nouveaux ! L’origine aqueuse des êtres est une plaisanterie. « Il y a peu de gens qui croient descendre d’un turbot ou d’une morue ». Cette appréciation de Voltaire prouve tout simplement que des esprits libérés ne comprennent pas toujours d’autres esprits libérés.

Vingt ans après les Entretiens d’un philosophe indien, en 1768, René Robinet expose des idées intéressantes dans ses Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l’être ou Essais de la nature qui apprend à faire l’homme. Pour Robinet, la nature ne fait point de sauts, elle est un tout continu. Il n’établit aucune distinction entre la matière brute et la matière organisée. Tout dans la nature est vivant. Tout être est un animal. L’univers lui-même est un animal. Il n’y a dans la nature que des individus, qui jamais ne se répètent. Tout change, se transforme, varie. Aucun être ne ressemble à un autre. Robinet, prévoyant le surhomme, admet qu’il peut y avoir « des puissances plus actives que celles qui composent l’homme ». Des mondes nouveaux peuvent se produire. L’homme est un chef-d’œuvre sorti d’une foule d’ébauches. L’orang-outang est une de ces ébauches. Certaines pierres imitent le cœur et le cerveau de l’homme. Robinet parle d’hommes marins, et il entrevoit le règne des hermaphrodites, réunissant les attributs de Vénus et d’Apollon. Il n’y a point d’espèces pour Robinet, mais seulement des individus différents qui ont tiré leur substance du fonds commun de la nature, tandis que pour De Maillet il y avait des espèces nées les unes les autres par transformation.

Arrivons à Buffon (1707-1788). Buffon rassembla des faits et fit de nombreuses observations. Ce naturaliste était aussi grand savant que grand écrivain. Buffon n’était pas, comme pourraient le faire supposer certains passages de son Histoire naturelle (1749), partisan de la fixité des espèces. S’élevant contre le système de classification adopté par Linné, comme compromettant la fixité des espèces, que Linné admettait d’ailleurs, Buffon en arrive à montrer le bien fondé du transformisme, tout en s’opposant à lui : « Si l’on admet une fois, disait-il, qu’il y ait des familles dans les plantes et dans les animaux, que l’âne soit de la famille du cheval et qu’il n’en diffère que parce qu’il a dégénéré, on pourra dire également que le singe est de la famille de l’homme, qu’il est un homme dégénéré, que l’homme et le singe ont une origine commune, comme le cheval et l’âne ; que chaque famille, tant dans les animaux que dans les végétaux, n’a eu qu’une seule souche, et même que tous les animaux ne sont venus que d’un seul animal, qui, dans la succession des temps, a pro-

duit, en se perfectionnant ou en dégénérant, toutes les races des autres animaux. Darwin et Haeckel ne diront pas autre chose. Dans l’œuvre de Buffon, on trouve des arguments pour et contre le transformisme. Tantôt, il se montre partisan de la fixité des espèces, celles-ci étant à peu près aujourd’hui ce qu’elles étaient quand Dieu les a créées, tantôt il annonce l’évolutionnisme. Il est certain que Buffon est gêné par ses croyances religieuses. Buffon ne peut réaliser ce miracle de concilier sa science et sa foi. C’est pourquoi on trouve de tout dans ses écrits, et la pensée libre comme la pensée esclave peuvent y puiser des arguments. Buffon fut à la fois partisan de l’invariabilité et de la mutation et dérivation des espèces. Position intenable ! Il admettait que les planètes ont un père commun, le Soleil, et que la Terre a son histoire comme l’homme. Sa conception du monde le rapproche du transformisme, en lui faisant écrire (tome IX de l’Histoire naturelle), que « bien que la nature se montre toujours et constamment la même, elle roule néanmoins dans un mouvement continuel de variations successives, d’altérations sensibles ; elle se prête à des combinaisons nouvelles, à des mutations de matière et de forme, se trouvant différente aujourd’hui de ce qu’elle était au commencement et de ce qu’elle est devenue dans la succession des temps ». De ce que les animaux d’un continent ne se trouvent pas dans l’autre, Buffon conclut que la nature des animaux « peut varier et même se changer avec le temps », et que les espèces « les moins armées ont déjà disparu ou disparaîtront ». N’est-ce pas là cette sélection naturelle que nous allons retrouver chez l’auteur de l’Origine des espèces ? Non seulement on trouve Darwin dans Buffon, mais aussi Lamarck ; car il tient compte de l’influence du milieu, c’est-à-dire le climat, la nourriture, etc… Transformiste, on ne saurait dire que Buffon le soit d’une façon bien nette ; son transformisme est timide, mais enfin il n’est pas niable. De plus, Buffon n’est point finaliste, il ne pense pas que la nature se soit jamais proposée une fin dans la composition des êtres. Pour Buffon, le végétal tire du minéral les molécules indispensables à sa nutrition, comme les animaux les tirent du végétal. Mais Buffon ne va pas plus loin, et sa doctrine est toujours modérée, comme l’homme lui-même. L’intendant de Jardin du Roi n’aimait point les polémiques. Batailler n’était point dans ses habitudes. Cet homme, qui mettait des manchettes pour écrire, aimait sa tranquillité. La sérénité fut la marque distinctive de son caractère. Ainsi, pour l’homme de génie qu’était Buffon, prisonnier de la tradition par certains côtés, les animaux ont subi des modifications dues à la température, au climat et à l’alimentation. Il explique l’origine de la terre et de la vie par l’évolution. Il faut croire que les opinions de Buffon étaient quelque peu subversives pour l’époque, puisque la Sorbonne s’émut, porte-parole de l’Église. Comme Galilée niant l’immobilité de la Terre, Buffon dut se rétracter, quitte ensuite à revenir à ses premières idées, quand il eut assez de prestige pour le faire, quinze ans plus tard.

Combien Lamarck (1744-1829) est différent qui, essayant, lui aussi, de ne pas trop contredire ses croyances, en arrive à libérer cependant sa conscience, et ne s’arrête plus à des considérations accessoires ! Il est vrai que depuis Buffon il y avait eu quelque chose de nouveau dans le monde. Ce quelque chose, c’était la Révolution. Il convient de considérer dans Lamarck le père du transformisme, que l’officiel Cuvier, adepte du créationnisme et inventeur du catastrophisme biblique, réduisit presque à la mendicité. Lamarck a exposé son système dans sa Philosophie Zoologique (1809) et son Histoire des animaux sans vertèbres (1815-1822, 7 vol.).

Buffon avait encouragé Lamarck qui avait publié sous ses auspices en 1778 une Flore française en trois volumes. Il lui avait même confié l’éducation de son fils.