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la matière a des sensations à proportion de la finesse et du nombre de ses sens, que ce sont eux qui les proportionnent à la mesure de nos idées ; je croirai que l’huître à l’écaille a moins de sensations et de sens, parce que, ayant l’âme attachée à son écaille, cinq sens lui seraient inutiles.

« Il me paraît que voilà la manière la plus naturelle d’en raisonner, c’est-à-dire de deviner et de soupçonner. Certainement, il s’est écoulé bien du temps avant que les hommes aient été assez ingénieux pour imaginer un être inconnu qui est en nous, qui fait tout en nous, qui n’est pas tout à fait nous, qui vit après nous. Aussi n’est-on venu que par degrés à concevoir une opinion si hardie. D’abord, ce mot « âme » a signifié la vie et a été commun pour nous et pour les autres animaux ; ensuite, notre orgueil nous a fait une âme à part et nous a fait imaginer une forme substantielle pour les autres créatures. Cet orgueil humain demande ce que c’est donc que ce pouvoir d’apercevoir et de sentir qu’il appelle âme dans l’homme et instinct dans la brute. Je satisferai à cette question quand les physiciens m’auront appris ce que c’est que le son, la lumière, l’espace, le corps, le temps. Je dirai, dans l’esprit du sage Locke : « La philosophie consiste à s’arrêter quand le flambeau de la physique nous manque. J’observe les effets de la nature ; mais je vous avoue que je n’en conçois pas plus que vous les premiers principes. Tout ce que je sais, c’est que je ne dois pas attribuer à plusieurs causes, surtout à des causes inconnues, ce que je puis attribuer à une cause connue ; or, je puis attribuer à mon corps la faculté de penser et de sentir ; donc, je ne dois pas chercher cette faculté de penser et de sentir dans une autre substance appelée âme ou esprit, dont je ne puis avoir la moindre idée. »

Ainsi s’exprime Voltaire.

Dans le dictionnaire La Châtre, sous la plume d’André Girard, nous trouvons toute une série d’indications et de renseignements qui relèvent moins de la discussion que de la documentation historique. C’est pour cette raison que nous jugeons utile de reproduire ici cette étude.

« La définition de l’âme varie selon les doctrines philosophiques. Ces doctrines peuvent se classifier en quatre catégories, ce qui porte au même nombre les définitions de l’âme.

« D’après les doctrines spiritualistes, l’âme serait une substance immatérielle distincte du corps et le siège de la sensibilité, de la volonté et de l’intelligence. Suivant une doctrine dite vitaliste, l’âme serait le principe de la vie chez tout être organisé et vivant. Pour les panthéistes, l’âme est une émanation de la Divinité, une part du grand Tout, distincte ou non du corps. Enfin, la doctrine matérialiste considère l’âme comme une formule, un terme général exprimant l’ensemble des faits de la pensée et du sentiment.

« On a prétendu que la notion de l’âme était universelle et que, de tous temps, tous les hommes ont cru à l’existence de leur âme. Rien n’est moins certain. Quelques peuplades sauvages, encore actuellement existantes, n’ont aucune notion non seulement de la Divinité, mais même de l’âme. Il est très vraisemblable que cette notion fut le résultat d’une série de réflexions que provoqua, chez les hommes primitifs, le désir de connaître les causes des phénomènes dont ils étaient témoins. En raison de leur absence de connaissances scientifiques, un grand nombre de phénomènes leur parurent inexplicables. Force leur fut de suppléer par l’imagination à l’insuffisance de leur science. En ce qui concerne l’âme, ils avaient observé que, au moment de la mort, la respiration s’interrompt ; que, en même temps que le dernier souffle s’exhale, disparaissent à jamais toutes les manifestations de la vie ; ils éta-

blirent entre le souffle et la vie une corrélation étroite puis ils admirent que le souffle était la cause, le principe même de la vie.

« La théorie animiste est la première théorie qui ait été formulée sur l’âme. Elle procède d’une erreur de causalité consistant à prendre l’effet pour la cause. Le souffle s’arrête parce que la vie s’éteint ; son arrêt est une conséquence de celui de la vie ; il n’en est pas la cause. Issue de ce faux principe, la théorie animiste se développa, se modifia peu à peu, cherchant à préciser de plus en plus la nature de l’âme admise.

« C’est là que les doctrines se séparèrent, cherchant chacune leur voie, aboutissant à des conclusions contradictoires, bien que parties d’un même point. De plus en plus, la notion de l’âme tendit vers l’abstraction. On imagina d’abord que le souffle, représentant l’âme, était un air subtil, d’une matière plus affinée que celle du corps. Telle fut la doctrine des premiers Grecs.

« Puis, sa préexistence et sa survivance au corps fut enseignée. La philosophie orientale, la doctrine pythagoricienne admirent la métempsycose, c’est-à-dire la migration des âmes et leur passage successif dans divers corps d’êtres différents. D’autres, comme Héraclite, virent dans l’âme une étincelle du feu divin. Anaxagore en fait un esprit. Platon admet, lui aussi, l’existence d’une âme distincte du corps. Pour Aristote, elle n’est que la forme du corps, la force qui donne à l’organisme sa vie organique, sensible et intellectuelle ; elle n’a d’existence qu’en lui.

Avec la propagation du Christianisme, on assiste à une renaissance de la doctrine spiritualiste : l’âme immatérielle, distincte du corps et lui survivant. Durant le moyen-âge, chose étrange, ce fut la doctrine aristotélique qui prévalut, bien que le christianisme semble plutôt être issu de la doctrine platonicienne. On ne discute plus d’après des faits, des observations, mais avec des arguments puisés dans l’imagination et disciplinés seulement suivant une formule logique convenue. Les hypothèses les plus fantaisistes furent admises pour expliquer l’âme, son existence, ses propriétés, pour concilier les contradictions découvertes peu à peu par la science grandissante entre les hypothèses reçues et les faits observés. Pourvu qu’elles fussent présentées en un syllogisme en bonne et due forme, leur invraisemblance, leur absurdité même n’étaient d’aucun poids dans leur admission ou leur rejet. L’ingéniosité seule importait, prévalant sur la raison et les faits.

« Mais si la notion de l’âme naquit de l’ignorance des faits scientifiques et de leurs causes, si cette ignorance entraîne comme conséquence l’hypothèse d’un principe, d’une substance destinée à les expliquer, par contre, au fur et à mesure des progrès de la science, expliquant un nombre de plus en plus grand de phénomènes jusqu’alors incompréhensibles, la nécessité de cette hypothèse parut de moins en moins évidente. On peut dire qu’aujourd’hui la physiologie est arrivée à une somme de connaissances suffisantes pour que cette hypothèse soit écartée.

« De même que Laplace déclarait pouvoir se passer de l’hypothèse Dieu pour expliquer sa conception de l’Univers, de même, aujourd’hui, l’hypothèse âme n’est plus indispensable pour expliquer les phénomènes d’ordre psychique. Déjà, au ive siècle avant J.-C., Démocrite, le plus grand, le plus puissant génie de l’antiquité, eût l’intuition de la théorie matérialiste moderne. Il en formula les principes fondamentaux, admettant un nombre infini d’atomes se combinant diversement au gré des mouvements multiples qui les animent et de la combinaison desquels résulte l’innombrable diversité des êtres. Les phénomènes psychiques