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placez mille kilos sur le dos d’un éléphant, et ce pachyderme enlèvera ces mille kilos sans effort. Cet enfant de six mois ne peut pas marcher, mais ce jeune homme peut courir ; ce cervelet de deux ans ne peut pas agiter utilement les hautes spéculations, mais cet homme de quarante ans peut le faire aisément. Entre la mouche et l’éléphant, entre le bébé et le jeune homme, entre le bambin et le philosophe, il n’y a qu’une différence de force mais tous se meuvent sur le terrain du possible. Dans ce cadre des choses possibles, votre Dieu peut tout ; mais là s’arrête sa puissance. Or, j’ai démontré que créer, c’est-à-dire faire quelque chose avec rien du tout, tirer quoi que ce soit du néant, c’est chose impossible. Puisque Dieu ne peut pas ce qui est impossible, il ne peut pas avoir créé.

On m’a dit alors : « vous raisonnez comme un homme raisonnant sur un de ses semblables, vous jugez Dieu à votre mesure. Vous divisez tout en possible et impossible ; mais ce qui est impossible à l’homme, ce que le misérable entendement de l’homme considère comme impossible peut fort bien ne pas être impossible à Dieu. Le plan sur lequel agit Dieu n’est pas le même que celui sur lequel l’homme agit ; ces deux plans sont séparés par des cloisons étanches. Ces démarcations absolues, on les constate entre les éléments qui composent les divers règnes de la nature. Nous sommes dans une salle construite en pierre. Nous parlons, nous raisonnons, nous argumentons. Croyez-vous que ces pierres pourraient comme nous, parler, raisonner, argumenter ? Croyez-vous, seulement qu’elles soient en état de nous comprendre ? Non ! n’est-ce pas ? Il est impossible à ces pierres de parler, de raisonner, d’argumenter. Mais ce qui leur est impossible, à elles, pierres, nous est possible, à nous, hommes. Il n’y a cependant qu’un petit fossé entre ces pierres et nous, tandis que, entre l’Homme et Dieu, il y a un abîme. D’où l’on peut conclure que ce qui est impossible à l’homme et ce qui lui paraît impossible peut parfaitement être possible à Dieu. Nous vous accordons qu’avec rien l’homme ne puisse rien faire ; mais cela ne vous permet pas d’en inférer que de rien Dieu ne puisse rien faire. »

Et j’ai répondu : « Procédons par ordre. L’objection est sérieuse, mais elle est complexe ; je vais en suivre et en discuter les diverses parties.

Et tout d’abord, je raisonne comme un homme raisonnant sur un de ses semblables ; je juge Dieu à ma mesure ― c’est exact ; je ne puis en raisonner autrement ; je dispose de faibles lumières, de connaissances incomplètes et mon jugement est faillible. Mais est-il possible que je juge à une autre mesure qu’à la mienne ? Est-il possible et seulement désirable que je raisonne autrement qu’à l’aide de mes lumières, de mes connaissances et de mes facultés ? Je ne puis voir qu’avec mes yeux, entendre qu’avec mes oreilles, digérer qu’avec mon appareil digestif, respirer qu’avec mes voies respiratoires et raisonner qu’avec mon cerveau. Eh bien ! Et vous ? Auriez-vous l’inconcevable privilège de raisonner autrement qu’un homme et de juger Dieu à une autre mesure qu’à la votre ? De deux choses l’une : ou bien, il ne nous est pas possible d’étudier Dieu, d’en raisonner avec les seules et humbles facultés que nous possédons ; dans ce cas, que faisons-nous ici ? Pourquoi en discutez-vous, en raisonnez-vous vous-mêmes ? ou bien nous pouvons en discuter, en raisonner, et, dans ce cas, avec quoi, par quels moyens, à l’aide de quelles mesures, de quelles lumières, de quelles connaissances et de quelles facultés autres que les nôtres ; les vôtres et les miennes ?… Vous me dites encore : ce qui est impossible à l’homme peut fort bien ne pas l’être à Dieu. Pardon ! Ce qui est impossible est impossible, ce qui ne peut pas être ne peut pas être. Faut-il que je reprenne

mes exemples et que j’en ajoute ? Dieu peut-il faire qu’un bâton n’ait qu’un bout ? Peut-il faire que ce qui a été n’ait pas été ? Je vous pose le problème suivant : Je prends un immense tableau noir, je le couvre de zéros ; j’appelle le mathématicien le plus consommé : je le prie de se livrer sur ces zéros à toutes les opérations de la mathématique ; il aura beau additionner, multiplier, additionner encore et encore multiplier, il ne parviendra pas à extraire de ces milliers de zéros une seule unité. Pourquoi, parce que c’est chose impossible et cette chose impossible le sera quel que soit le calculateur, fût-il Dieu. Aussi longtemps qu’il n’opèrera que sur des zéros, c’est le rien du tout, c’est le néant : l’unité, c’est la création. Il est aussi impossible de faire quelque chose avec rien du tout (ce qui est créer) que de faire une unité avec des zéros. Oserez-vous dire, maintenant, que rien n’est impossible à la Toute-Puissance de Dieu ? Oserez-vous dire que la création est possible, ce qui équivaudrait à prétendre que, avec des zéros et rien qu’avec des zéros Dieu peut faire une unité ?

Venons-en à présent à ces pierres qui ne peuvent ni parler, ni raisonner, ni argumenter, tandis que nous le pouvons. Votre raisonnement, se résume ainsi : de même qu’il y a des choses qui, impossibles à la pierre sont possibles à l’homme ; de même il y a des choses qui, impossibles à l’homme, sont possibles à Dieu. Au nombre de ces choses impossibles à l’homme et possibles à Dieu, il y a la création. L’objection est bien présentée ; elle paraît sérieuse, mais je puis la réfuter facilement. Qu’il y ait des choses impossibles à la pierre et cependant possibles à l’homme, cela ne fait pas le doute. La pierre ne parle pas, elle ne raisonne pas, elle n’argumente pas, tandis que l’homme parle, raisonne et argumente. J’en tombe d’accord avec vous. Mais encore convient-il de nous demander pourquoi il en est ainsi. L’homme peut parler, raisonner et argumenter, parce qu’il possède des organes qui lui permettent et dont c’est la fonction de parler, de raisonner et d’argumenter ; tandis que, privée de ces organes, la pierre ne peut accomplir ces fonctions. Il y a, ainsi, dans la nature une multitude de choses que tels corps appartenant à tel règne peuvent faire, tandis que tels autres corps appartenant à tel autre règne, ne peuvent pas les faire. La pierre ne peut pas parler, l’homme le peut ; elle ne peut pas se déplacer d’elle-même, la fourmi le peut ; la pierre ne peut ni crier, ni chanter, ni siffler, le rossignol peut moduler les sons les plus variés et les plus expressifs. Le rossignol peut voler et vivre dans l’air, mais il ne peut pas nager et vivre dans l’eau, tandis que la carpe peut nager et vivre dans l’eau, mais ne peut pas voler et vivre dans l’air. Ces exemples suffisent à prouver qu’il existe entre les règnes divers et, au sein du même règne, entre les diverses espèces des différences très marquées. Ces différences proviennent de la diversité des éléments, des organes, des structures Intérieures, des assemblages et combinaisons des propriétés particulières qui caractérisent et séparent plus ou moins profondément les genres et les espèces. Dans les sciences naturelles, les classifications n’ont pas d’autre origine. Il y a plus : le temps a suffi à établir des différences très marquées sur le plan des possibilités et des impossibilités. C’est le triomphe des découvertes et inventions, c’est leur rôle d’apporter à l’homme de ce siècle des possibilités interdites à l’homme du siècle précédent. Un exemple, rien qu’un, pour ne pas alourdir cette discussion : la navigation aérienne. Parler, raisonner, argumenter, se mouvoir, naviguer dans les airs sont choses possibles, puisque l’homme parle, raisonne, argumente, se meut, circule dans l’espace ; elles sont impossibles à la pierre, c’est vrai ; mais, puisqu’elles sont possibles à l’homme, cela prouve qu’elles ne sont pas impossibles