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beaucoup moins celle des peuples que celle de leurs gouvernements. Les pacifistes sincères et vrais se doivent encore de ne pas se traîner à la remorque de cette Société, mais de continuer à la devancer. Aussi bien, plus nombreux, plus conscients et plus résolus individuellement seront les pacifistes, plus sera aisée et plus efficace la tâche de la Société des Nations. Désapprendre la haine, désapprendre la guerre : cela, c’est plus directement l’œuvre de l’individu que celle de la collectivité. C’est dans la famille d’abord, et par les soins maternels, que doit commencer la propagande qui, faisant éclater l’ignominie et l’absurdité de la guerre, la déshonorera. Ce qu’une collectivité ne peut aisément enseigner — ceci, par exemple : qu’il n’y a pas de lâcheté contre la guerre, et que le seul véritable courage est celui qui sert, veut, fait et maintient la paix, — il est au pouvoir de tout homme bénévole de le répandre, de l’accréditer dans les cœurs et dans les esprits… Apprendre aux peuples à résigner, d’abord, à réprouver ensuite, tous les héroïsmes attachés à la guerre ; bref, leur apprendre la science, l’art et la philosophie de la paix : c’est autant à l’individu humain qu’à la collectivité des hommes, qu’un tel honneur incombe ; et, plus que celle-ci, celui-là, présentement, s’y montre apte.

Or, quel enseignement de la paix surpasse en sincérité, en simplicité éloquente, celui que donne le premier venu des hommes qui, doucement, purement, sans provocation, sans révolte même, publie :

« Je ne tuerai point. Je ne serai point un guerrier. Je ne ferai point un soldat. »

Ni désertion… Et moins encore cet « art de se débrouiller », ce « système D », que s’entendent si bien à pratiquer, tant de nos meilleurs patriotes, de nos plus fiers militaristes…

Dans la pleine raison de son âge, dans la pleine conscience de son devoir humain, un homme proclame son droit, qui est bien, en ceci, le plus pur comme le plus sacré des droits.

Rien de plus. Rien de moins.

On eût mal compris, voilà seulement soixante ans, qu’un homme, seul, prît devant ses compatriotes, cette attitude et cette responsabilité. On peut soutenir que celui-là qui répugnait vraiment au métier des armes, à être un soldat, voire un guerrier, se quittait assez facilement d’un service, d’une servitude qu’il détestait.

Aujourd’hui, c’est un fait, humiliant, mais certain : que, dans certains pays, tout homme valide fait un soldat.

On ne dit pas assez que ce qui est appelé le Militarisme est né véritablement avec le service militaire obligatoire, et qu’il est ainsi, en quelque sorte, l’œuvre de la Révolution Française levant, pour sa juste défense, une armée de 1.200.000 volontaires.

Trop heureuses de l’aubaine — si je puis ainsi dire — la Prusse, puis d’autres nations, ont suivi un exemple qui leur assurait une « chair à canon » non plus vénale, non plus vendue, celle-ci, mais trop sincère, parfois…

Les armées de métier étaient, sur l’état militaire où l’Europe a fini par se réduire et, intellectuellement, s’avilir, un progrès en ceci : que la masse laborieuse, pensante, profonde, n’était pas infectée du militarisme, de l’esprit de guerre.

Il serait facile de prouver qu’un serf du Moyen-Age, non obligé à se faire tuer pour des biens qui n’étaient pas les siens et des honneurs dont il n’avait cure, était finalement plus indépendant et plus libre que l’électeur, — c’est-à-dire le peuple souverain — français du xxe siècle…

D’ailleurs, ce qui sera écrit, dans cette Encyclopédie, sous la rubrique Militarisme, montrera suffisamment

que le service militaire obligatoire est le plus grand crime que l’humanité ait commis contre elle-même…

Ce n’est pas manquer du respect fait d’amour dû au grand Jaurès, de professer qu’il s’est trompé en préconisant l’Armée Nouvelle ; ce qui revient à dire : la Nation armée.

Mais, instruit par les terribles leçons de la dernière guerre, la préconiserait-il encore ? Ses imitateurs, qui le singent plus qu’ils ne l’exaucent d’ailleurs, disent : « Oui ». Mais le génie leur manque, qui eut, peut-être, conduit Jaurès à changer en ceci d’action comme d’idéal…

Le monde sent, obscurément encore certes, mais il sent que si de toutes ses forces, aussi bien individuelles que collectives, il ne se soulève pas contre la guerre, et, d’abord, contre l’école nationale de la guerre, c’est-à-dire le service militaire obligatoire, toute la civilisation risque de n’être, finalement, qu’un magnifique sacrifice fait, par les plus sublimes inventions de l’homme, à Moloch dévorant.

L’objecteur de conscience ne fait qu’annoncer, par son calme refus raisonné, la révolte cordiale où tous les hommes devront bientôt s’unir s’ils veulent, enfin, exercer leur droit à la paix, qui n’est que leur droit à la vie.

Voilà, dans sa substance, le long propos que je tins, à Paris, au Congrès International de la Paix, en 1925.

J’aurai l’immodestie de le dire moi-même — mais la vérité m’y oblige — l’accueil fait à ce discours par des délégués de toutes nations me surprit, tant la chaleur en était vive. Le président du Congrès en excipa pour dire que, étant donné l’enthousiasme qui montrait que « tout le monde avait compris », ce discours ne serait pas traduit… « Innovation » contraire à l’usage, et qui souleva des protestations autres que les miennes…

Le vénérable M. Ferdinand Buisson, président de la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen, me répondit.

J’eus cette surprise qu’il ne vît, dans ma louange du droit de tout homme à ne pas tuer, à ne pas apprendre l’art de tuer, qu’une exaltation du droit de l’individu à nefaire que ce qui lui plaît. Certes, il rendait « justice à ma générosité », et, le droit que j’invoquais, il l’admettait lui-même… Mais seulement pour une élite, et pour des raisons, dont on peut dire qu’elles ne brillaient pas leur nombre…

Bref, il demandait au Congrès de Paris de repousser un ordre du jour qui, plus catégorique, avait été pourtant adopté, en 1924, par le Congrès de Berlin.

Contrairement à l’usage, je ne fus pas admis à répondre. J’en eusse profité pour appuyer ma dialectique d’un projet prévoyant, pour les objecteurs de conscience, la création d’un service national civil. Je n’en étais pas personnellement partisan. J’avais accepté, pourtant, de le rapporter pour déférer au vœu de la Ligue pour l’objection de conscience. Je fus gardé de faire ce rapport par la partialité, un peu trop visible, du bureau du Congrès.

On vota dans une assez grande émotion. Le premier vote donna la majorité à l’ordre du jour que j’avais défendu.

Le résultat de ce vote ayant été contesté, j’acceptai que l’on procédât à une seconde consultation… Déjà, des congressistes, tenant le premier vote pour acquis, s’en étaient allés.

Le second scrutin donna lieu à ce que l’on appelle une « cuisine de congrès ». Des maîtres-queux y brillèrent.. On découvrit alors qu’il y avait des cartes vertes, ou blanches, qui donnaient droit « à tant ou tant de voix ».

Le second résultat fut celui-ci : 193 voix pour la motion Buisson ; 144 voix à la motion Pioch.