Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/43

Cette page a été validée par deux contributeurs.
ALT
42

des liens si forts et si nombreux, que le problème consiste non à briser ces liens en opposant l’individu à la collectivité, mais à les rendre tels que les intérêts de chacun s’harmonisent avec ceux de ses semblables.

Nul ne peut méconnaître que dans le grand tout économique, intellectuel et moral au sein duquel il est appelé à vivre, son apport est limité à son effort personnel et que tout le reste constitue l’effort des générations passées et des générations présentes, et il doit en tirer cet enseignement moral : que, s’il a le droit de se développer et de vivre pleinement et pour le mieux, en puisant dans ce grand Tout, la somme de satisfaction qu’exige son « Moi », (Égoïsme) il a aussi le devoir d’alimenter ce Grand Tout dans la mesure de ses moyens (Altruisme).

Ici, se trouve la rencontre, le point de jonction de l’Égoïsme et de l’Altruisme : théorie merveilleusement équitable et féconde qui concilie sans efforts tous les intérêts : ceux de l’ensemble et ceux des individus qui le constituent. Ici s’affirme le sens admirable, pratique et exact de cette formule rigoureusement anarchiste : « de chacun selon ses forces à chacun suivant ses besoins ».

Il saute aux yeux que l’application de cette magnifique formule de vie individuelle et sociale ne peut avoir sa raison d’être que dans un milieu social anarchiste et que, dans un tel milieu seulement, pourront s’unir et vivre en bonne intelligence l’Égoïsme avec ses nécessités et l’Altruisme avec ses conséquences.

Les fourbes qui détiennent le Pouvoir et la Fortune abusent criminellement de l’Altruisme dont ils font la plus haute des vertus, qu’ils enseignent du haut de toutes les chaires qu’ils occupent et qu’ils imposent par la force quand leurs exhortations sont insuffisantes. Et toutes les critiques auxquelles cet abus donne lieu sont justifiées. Ce n’est point une raison pour que nous condamnions en soi et toujours l’Altruisme. Ces mêmes détenteurs de la Richesse et de la Puissance spéculent sur la Justice, la Vérité, la Liberté. Ce n’est point une raison pour que nous réprouvions la Liberté, la Vérité et la Justice.

Notre rôle est de démasquer la duplicité de ces imposteurs et, cela fait, d’opposer à leurs mensonges, la véritable Justice, l’exacte Vérité et la Liberté positive. Faisons le même travail en faveur de l’Altruisme et réhabilitons celui-ci. Ne l’opposons pas à l’Égoïsme. Comprenons et enseignons que l’Altruisme n’est qu’une forme supérieure et affinée de l’Égoïsme.

La Vie, la vraie Vie comporte une certaine part de fécondité, pour être réellement heureuse. Cette fécondité n’est autre chose qu’un besoin intérieur, une exubérance nous poussant irrésistiblement à nous répandre, à nous dépenser, à nous donner même, en totalité ou en partie, à quelqu’un ou à quelque chose. C’est le trop plein qui déborde et qu’il faut déverser quelque part : c’est la sève généreuse et abondante qui monte en nous, en certaines circonstances particulièrement favorables, pour fleurir en sentiments élevés et mûrir en sublimes actions.

Voilà ce « je ne sais quoi » encore mal défini, autour duquel ont longtemps tourné sans le découvrir — parce que les moyens d’investigations leur manquaient — tous les grands esprits qui, depuis les civilisations fort anciennes jusqu’aux siècles récents, ont recherché cette pierre philosophale des moralistes : l’union de l’Égoïsme et de l’Altruisme. Ils n’ont pas compris, ils ne pouvaient pas comprendre que les sentiments égoïstes et altruistes se combinent harmoniquement dans la même individualité parvenue à un certain degré d’évolution ; que, dès lors, il n’y a pas lieu de les opposer les uns aux autres et qu’ils constituent

simplement deux séries de phénomènes se rattachant à des besoins différents.

C’est un point que n’a pas manque d’élucider, dans une œuvre justement remarquée : Esquisse d’une Morale sans sanction ni obligation (page 246), un jeune philosophe de large envergure, que la mort a prématurément fauché, Marc Guyau : « Il faut que la vie individuelle se répande pour autrui, en autrui, et au besoin se donne. Eh bien ! cette expansion n’est pas contre sa nature ; bien plus, elle est la condition même de la vraie Vie ! »

Bien que dans l’état actuel de la Société, il semble impossible, sans en être victime, de concilier l’intérêt privé avec l’intérêt public, je ne suis pas du tout éloigné de penser, avec Bernardin de Saint-Pierre, qu’ « on ne fait son bonheur qu’en s’occupant de celui des autres » et, avec H. Spencer, qu’ « un jour viendra où l’instinct altruiste sera si puissant, que les hommes se disputeront les occasions de l’exercer, les occasions de sacrifice et de mort ».

Ceux qui placent le bonheur dans les seules satisfactions égoïstes, aussi bien que ceux qui le placent dans les seuls contentements altruistes, se trompent ou sont incomplets, parce qu’ils n’aperçoivent dans l’individu qu’une partie de lui-même : soit que, croyant mieux l’étudier, ils commettent la faute de le séparer du milieu social et de l’isoler, soit qu’ils n’envisagent qu’une partie de la machine humaine : celle qui boit, mange, dort, travaille et procrée, négligeant celle qui pense et qui aime.

Celle-ci a ses besoins comme celle-là ; d’une façon générale, les premiers ne sont ni plus ni moins impérieux que les seconds ; plus forts chez les uns, ils sont plus faibles chez les autres. Seul, l’individu qui les ressent en connait l’étendue, en mesure la vigueur, sait à quel moment et dans quel ordre ils se présentent et, seul, il peut ainsi calculer la somme de félicité à laquelle correspond leur satisfaction.

Sébastien Faure.


AMBITION, n. f. Presque tous les dictionnaires et encyclopédies définissent ce mot dans les termes suivants : « désir immodéré de gloire, de fortune, d’honneur et de puissance ». Ils ajoutent, par voie de commentaires, que ce désir tenace et violent s’appuie, dans la pratique, sur une volonté forte, soutenue par une disposition, naturelle ou acquise, à tout imaginer, à tout oser, à tout entreprendre, à ne reculer devant rien pour arriver au résultat qu’on veut atteindre.

Conquérir la gloire, la fortune, les honneurs et la puissance, tel est donc le but que se propose l’ambitieux.

L’ambition procède ou de besoins excessifs et pressants ou d’une vanité démesurée.

Dans le premier cas, elle vise plutôt la fortune ; dans le second cas, les honneurs et la puissance.

Certains hommes sont rongés par le désir immodéré de devenir riches, non pour briller dans le monde où il est de bon ton de jeter l’argent par les fenêtres ; non pour attirer l’attention sur leur personne par l’éclat de leur luxe ou leur fastueux train de vie ; non pour faire parler d’eux ; non pour provoquer le respect et l’admiration de leurs semblables ; mais pour satisfaire, sans compter, leurs appétits démesurés de goinfrerie ou de luxure, de spectacles ou de voyages, de jeu ou de dépravation. D’autres n’ambitionnent que la gloire, la notoriété, les honneurs, la puissance. S’ils ont de la fortune, ils n’hésitent pas à la faire servir à leur soif de renom, de popularité et de pouvoir. S’ils n’en possèdent pas, ils ne la convoitent que pour paraître et pour pousser leur réputation d’hommes remarquables. D’autres, enfin, mènent de front — et ce sont les plus nombreux — la volonté de devenir riches et puissants, parce