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ment en phrases creuses que les badauds prennent pour des réalités. À l’altruisme s’oppose l’amour, qui est la sincérité. — Gérard de Lacaze-Duthiers.


ALTRUISME n. m. Tous ceux qui ont examiné avec persévérance et impartialement cet être qu’est l’homme, être éminemment complexe et capricieux, ont acquis la conviction inébranlable que le mobile unique de toutes ses actions, des moindres comme des plus importantes, c’est : la recherche du plaisir ou la fuite de la souffrance ; c’est : entre deux plaisirs, la recherche du plus grand, entre deux souffrances, la fuite de la plus vive.

Il ne me paraît pas raisonnable d’admettre que, lorsqu’il est appelé à agir, l’individu puisse négliger tout à fait le souci de son « moi » et lui préférer le souci des autres au point de faire le sacrifice de ses intérêts propres en faveur de ceux d’autrui.

Cette constatation serait on ne peut plus facile à noter, s’il n’existait forcément, dans la manière d’être de l’individu social, une série d’actions qui, à première vue, semblent contredire ce fait : services rendus, actes de générosité, de dévouement, de sacrifice, allant parfois jusqu’au sacrifice le plus grand — le plus sublime ou le plus idiot — et le seul définitif : le sacrifice de la vie.

De là, la querelle — querelle de mots le plus souvent — entre « Égoïstes » et « Altruistes ».

Dans cette catégorie de gestes, qui relèvent, sans examen approfondi, de l’Altruisme, le sentiment du « Moi », l’égoïsme, au sens vulgaire et étymologique du mot, est, peut-être, un peu difficile à déchiffrer ; mais, en fin de compte, on y parvient, pour peu qu’on veuille ne pas oublier que l’ego a des besoins intellectuels et moraux aussi et parfois plus puissants que ses besoins physiques.

Je néglige une foule d’actions de minime importance : provenances, démarches, petits services que nécessite la vie en Société et qui, bien loin de la rendre désagréable, contribuent à l’embellir et, par leur caractère de réciprocité forment un des côtés les plus séduisants de l’existence. Qui n’a goûté le charme de ces mille riens, que l’habitude rend quasi spontanés, riens insignifiants s’ils sont pris isolément et qui, additionnés les uns avec les autres, forment comme le tissu de la vie sociale et, sur le fond trop souvent sombre de cette vie, projettent la note claire et gaie ?

Cette multitude de gentillesses, de gracieusetés, d’amabilités, de politesses, de menus services entrent dans la balance que je tente d’établir entre les actes qui procèdent de la tendance égoïste et ceux que détermine la poussée altruiste.

Mais, parallèlement à ces « petites choses », se déroulent des faits plus notables et dans lesquels il semble difficile de surprendre la préoccupation du « Moi ». Ici, le problème se complique. Je vais pourtant essayer de montrer que si, dans cette série d’actions, le sentiment personnel s’efface en apparence, il s’affirme en réalité.

Les lauriers de ceux (Barrès, Bourget et consorts) que la critique bourgeoise a mis au rang des psychologues les plus pénétrants et les mieux avisés ne m’empêchent pas de dormir. Aussi, ne psychologuerai-je pas à perte de vue. Il me suffira de faire remarquer :

Qu’en pareille matière, nous réussissons bien rarement à discerner le « pourquoi » véritable de nos propres actions et, plus rarement encore, à glisser un œil sûr dans le sanctuaire voisin, ce qui explique la difficulté de résoudre le problème dont il s’agit. Que ce qui vient ajouter à cette première difficulté, c’est que, en vertu d’une petite vanité — après tout bien humaine — nous avons peine à ne pas nous donner le change, à nos propres yeux, sur les véritables mobi-

les d’un acte de ce genre ; que, néanmoins, le philosophe ne saurait rationnellement admettre que l’individu, surtout quand il s’agit d’une action destinée à marquer dans son existence, puisse s’oublier ou s’immoler complètement. Que, à l’individu vivant au sein de l’agglomération humaine et en contact permanent avec ses semblables, il est absolument impossible, et cela chaque jour davantage, d’échapper à l’emprise des idées et des sentiments que lui inspire ce contact incessant. Que l’être humain est un compost de besoins, d’appêtits, de tendances extraordinairement divers et parfois même opposés, en sorte qu’il est emporté dans tel sens ou dans tel autre, suivant qu’il est, dans l’instant même où il agit, dominé par les uns ou par les autres. Que les besoins affectifs qui forment tout le courant sentimental proprement dit, depuis l’originelle tendance à la sociabilité, qui en est la source, jusqu’à l’altruisme le plus élevé qui en est l’embouchure, sont, chez certaines natures plus nerveuses, plus délicates, plus sensibles, plus affectueuses, plus affinées, beaucoup plus impérieux que les autres besoins et que, conséquemment, celui qui en ressent fortement l’aiguillon a autant de joie à les satisfaire, même au péril de ses jours et au détriment de ses intérêts matériels, que de peine il aurait à les méconnaître et à les étouffer.

Ce n’est pas tout ; je fais encore observer : que l’humanité ou le « Moi général » n’est, au demeurant, qu’une sorte de prolongement et de totalisation de chaque « Moi individuel » et que, si chacun peut, en ce qui le concerne, se considérer à juste titre comme le centre de l’univers, ce « moi individuel » ne peut pas plus s’abstraire, en réalité, du « moi collectif » que le centre de la circonférence. Que, par conséquent, quiconque sert autrui se sert soi-même, quiconque rend service, est utile à autrui, se rend service et est utile à lui-même.

J’ajoute encore qu’il se passe dans le monde moral un fait analogue à celui que les biologues signalent dans le monde physique : à savoir que les corps organisés ne cessent de prendre et de restituer au monde ambiant : c’est l’assimilation et la désassimilation. L’intelligence et le cœur — entendons par là les facultés intellectuelles et affectives — ne procèdent pas différemment ; c’est un échange continu et nécessaire entre l’individu et l’ambiance sociale dans laquelle il vit et se développe. Quand il prend, c’est de l’égoïsme et quand il restitue, c’est de l’altruisme.

Faut-il rappeler que, lors de sa venue au monde, le paquet de chair et d’os qui vagit dans ses langes est la suite d’une longue série d’ancêtres qui, en lui transmettant leurs qualités et leurs tares, leurs forces et leurs faiblesses, font de lui un petit être incroyablement plastique, représentant, synthétisant l’incalculable lignée de ses prédécesseurs, beaucoup plus qu’une personnalité distincte et indépendante ? Dois-je encore faire état de l’impuissance, du dénuement, de la misère physiologique du nouveau-né, qui le place dans la nécessité, pour vivre et se fortifier, de recevoir les soins de toute nature qui, seuls, le protègeront contre la disparition ? Faut-il, enfin, que je mentionne cette considération que le tout petit, jeté dans la Société par le hasard de la naissance, est appelé à bénéficier, peu ou prou, de tout l’héritage d’efforts accomplis, de travaux effectués, de recherches exécutées par les générations précédentes, qu’il se trouve, ainsi, lié par les services rendus et qu’il serait d’une inexcusable ingratitude qu’il n’en tînt aucun compte ?

De ce qui précède, il faut bien se garder de conclure que le « moi particulier » se doit tout entier au « moi collectif ». Mais il convient d’en inférer que, dès le berceau il s’établit entre chaque être et tous les êtres,