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dernier des béotiens ou des hottentots microcéphales n’aurait pas pu supporter. Aucun gouvernement d’Europe n’osa aller si loin dans l’absurdité et le crime ; les chefs de la Troisième République connaissaient le degré d’abêtissement où était tombée, grâce aux boissons hygiéniques, la nation autrefois réputée la plus spirituelle du monde. Par les larges distributions de vin et d’eau-de-vie aux martyrs des tranchées de guerre, la déchéance s’accrut dans une proportion formidable et pèse à l’heure actuelle sur les enfants conçus dans cette période de collective folie toxique. Les maîtres des écoles primaires s’accordent unanimement à reconnaître un abaissement considérable du niveau intellectuel de leurs élèves, dont les facultés de compréhension et d’assimilation sont bien moindres qu’avant-guerre. Il se trouve même des sujets complètement rebelles à l’enseignement. Les pauvres fils de la victoire pâtissent en leur cerveau de l’empoisonnement à fond de leurs glorieux géniteurs. La même remarque vaut aussi pour les nourrissons des écoles secondaires, mais à une plus petite échelle. Car chacun le sait, la bourgeoisie fréquenta davantage l’arrière que le front des armées et d’ailleurs, en partie, savait et pratiquait les bienfaits de l’abstinence totale.

À la lueur de ces précisions, fournies à la fois par l’empirisme, la science et la raison, l’attitude des pouvoirs publics envers l’alcoolisme, effroyable fléau, apparaît singulièrement négative. Sans être des phénix, les hommes de parlement et surtout de gouvernement savent que l’alcool sous toutes ses formes est non un aliment mais un abominable poison ; que vouloir déterminer la dose bienfaisante d’un toxique constitue un extraordinaire non-sens ou une cynique tromperie ; qu’il n’y a pas de boissons alcooliques hygiéniques ; que le vin, alcool de fermentation, présente le même danger que l’alcool de distillation ; que tous les alcools méritent la double appellation et de « naturels » puisque provenant de plantes diverses sauvages ou cultivées, et d’ « artificiels », puisque extraits de ces plantes par l’industrie humaine ; enfin que les vins et spiritueux exercent leurs premiers et plus meurtriers ravages sur les fonctions intellectuelles.

Ils savent, et cependant ne proposent contre le mal grandissant que des mesures complètement illusoires. L’élévation des droits sur les boissons augmente le rendement des impôts sans diminuer la consommation ; bien au contraire, la taxe sur l’alcool atteint en ce moment mille francs, et l’alcoolisme progresse chaque jour. La limitation du nombre des débits créerait un privilège exorbitant en faveur des tenanciers tolérés qui verraient leur clientèle s’accroître, comme le fait s’est produit en Belgique. La suppression du privilège des bouilleurs de cru et l’institution du monopole obligeraient à entrer directement dans les caisses de l’État les sommes qui à l’heure actuelle, passent par les poches des empoisonneurs privés ; mais si le bénéficiaire change, l’empoisonnement reste le même. La prohibition légale, les grandes nations européennes la repoussent avec horreur.

Car si les peuples meurent de l’alcool, les gouvernements en vivent. Ceux-ci, malgré les apparences, n’escomptent pas surtout les avantages financiers des impôts directs ou indirects sur les boissons. Ils ne l’ignorent pas, les milliards gagnés ainsi se dépensent en pure perte, en frais de perception, de surveillance et de répression des fraudes, en frais d’hospitalisation et de secours des malades. En réalité, les classes dirigeantes favorisent l’intoxication parce qu’elles tirent de son industrie et de son commerce de fabuleuses richesses et y trouvent l’appui principal de leur domination. L’alcool est un prodigieux moyen de gouvernement, dont le succès n’a pas cessé de s’affirmer depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours. Monarchies,

oligarchies, démocraties ne peuvent imposer leur pouvoir parasitaire, stérile et malfaisant qu’à des populations abruties par les vins et spiritueux et incapables de discerner leurs véritables intérêts. La guerre européenne de 1914-18 vient encore ici apporter son témoignage irrécusable. Imposée par l’imposture officielle à des masses à l’intellect embrumé d’alcool, elle ne dura que grâce aux larges et quotidiennes distributions d’horribles mixtures empoisonnées. C’est là un fait de notoriété publique et d’ailleurs avoué à la tribune par un député dont l’insolite franchise prit peut-être sa source à la buvette de la Chambre et laissa échapper les mémorables paroles citées plus haut. Impuissants à défendre leur vie sacrifiée dans une épouvantable boucherie, comment les hommes avinés revendiqueraient-ils leur bonheur et leur liberté ? Horde balbutiante et titubante, ils se montrent eux-mêmes les premiers artisans de leur asservissement.

L’attitude des gouvernants commande celle des anarchistes. Ceux-ci rencontrent dans l’alcool le plus dangereux ennemi ; leurs efforts de libération individuelle et totale se heurtent à la veulerie collective d’une humanité dont l’intelligence et la volonté sombrèrent dans les liquides empoisonnés. En dehors des périodes d’ivresse et de délire, le buveur se révèle pusillanime et craintif, inapte aux moindres réactions ; au fond de lui-même, il éprouve le sentiment de sa faiblesse physique et mentale, et se courbe devant les servitudes millénaires : longues et exténuantes journées de travail, salaires dérisoires, logements insalubres, service militaire et jusqu’à la guerre meurtrière. L’esclavage antique n’a pas connu un tel anéantissement d’une classe innombrable mais ignorante et décervelée devant une caste restreinte mais assez éclairée. L’individu ne pourra se sauver que par le renoncement définitif à l’alcool sous touts ses aspects, par la pratique de l’abstinence intégrale. La modération, prêchée avec astuce par les pseudo-hygiénistes officiels, cache une forme redoutable, parce qu’insidieuse, de l’intoxication. Celui qui, buvant chaque jour, ne s’enivre jamais, glisse peu à peu à l’évanouissement inéluctable de sa personnalité, l’esprit obscurci par les vapeurs délétères, il cesse de développer son instruction, ne réfléchit pas, ne pense pas par lui-même, agit sous des suggestions étrangères, obéit au commandement, craint et respecte l’autorité brutale. Pour échapper au servage infamant, il existe un seul moyen de salut : la prohibition décrétée à soi-même.

Les plébiscites, règlements, ordonnances portent en eux un élément d’impuissance originelle : leur caducité. L’autocrate, la majorité de demain détruirait l’œuvre d’aujourd’hui. L’histoire nous enseigne combien monarques et citoyens électeurs subissent d’influences successives et contradictoires et quelle instabilité bouleverse les législations en apparence les mieux assises. L’homme libre se dicte sa propre loi, inspirée par sa raison intacte, s’interdit le moindre poison. Il agit sur ses semblables par une puissance indestructible : l’exemple.

En antialcoolisme, et partout et toujours, l’anarchiste fait siennes les belles paroles du Dr  Legrain : « Depuis que l’homme est à la recherche du mieux-être moral, il ne trouva jamais rien de bon tant qu’il ne prit point l’idéal ou l’Absolu comme guide et maître. »

Docteur F. Elousu.


OUVRAGES À CONSULTER :

Dr  Legrain. — Les causes psychologiques de l’alcoolisme, in-8o, 276 p. Éditions « Je sers », Clamart, 1925.
Dr  Legrain. — Article « Alcoolisme » dans « Intoxications », tome XXII du Traité de Pathologie médicale et Thérapeutique appliquée, in-8o, 553 p. A. Maloine, 1922, Paris.