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ALC

régularité d’une façon communément jugée inoffensive. « Il ne se dérange jamais », affirmait l’épouse éplorée du malade. « Je bois mon ordinaire ; rien entre les repas », halète le pneumonique sur son lit de souffrance. Cet ordinaire comporte : un demi-litre de vin et un verre de cognac dans le café à chaque repas ; de-ci de-là, en des occasions fréquemment renouvelées mais toujours oubliées, un apéritif ou des liqueurs, au hasard des rencontres amicales ou des rendez-vous d’affaires ; le dimanche, un petit extra pour marquer le jour du Seigneur ; de temps à autre, une petite ou grande noce, baptême, communion, mariage, anniversaires, enterrements, assemblées, fêtes votives, réunions privées ou publiques et contradictoires. Ce citoyen, qui ne se dérange jamais et boit son « ordinaire », se trouve rarement ivre, mais constamment sous l’influence de doses modestes et répétées d’alcool. Une accoutumance approximative s’établit, jusqu’au jour de la rupture brusque de cet équilibre physiologique artificiel par une maladie intercurrente ou un accident inopiné ; à ce moment, l’organisme, miné dans ses profondeurs par le toxique, ne peut plus faire face à une attaque morbide, assurer le fonctionnement intensif nécessaire et succombe à la tâche. Mécanisme identique dans la mort par néphrite aigüe consécutive, croit-on, à un refroidissement ou une fatigue exagérée, L’abaissement de température ou le surmenage n’interviennent que comme motif occasionnel, provoquent le déclenchement d’une crise fatale, dès longtemps préparée par la déchéance progressive et latente de reins irrités par l’élimination permanente de l’alcool bu goutte à goutte. Déterminisme homologue dans les congestions par la chaleur ou par le froid. Chez ce gaillard puissant, foudroyé soudain par un coup de sang, c’est le poison maudit qui, cellule à cellule, a rongé, a minci les artères du cerveau ; un effort insignifiant acheva la rupture génératrice d’hémorragie. Oui, apportons-en ici l’honnête et vigoureuse assertion médicale, l’alcool à doses moyennes nuit toujours et tue souvent.

L’alcool est aussi une substance capable d’altérer les fonctions vitales. Ici encore la science administre une preuve irréfutable : « M. J. Gaule, de Zurich, a remarqué que l’alcool empêche les mouvements amiboïdes, entrave l’action nutritive des champignons, arrête les effets lumineux et la phosphorescence de certaines colonies microbiennes. M. Richardson a vu une goutte d’alcool pur diluée dans 240 grammes d’eau tuer la méduse ; une goutte mise dans un litre d’eau tue les daphnées. M. Ridge a repris toutes ces expériences et a vu l’alcool, à 1 p. 3.000, arrêter l’éclosion des œufs de mouche et de grenouille ; à 1 p. 100 l’alcool mis dans l’eau tue la graine de cresson et empêche sa germination ; une goutte d’alcool mise dans l’eau arrête le développement de la chlorophylle. Le géranium irrigué avec de l’alcool à 1 p. 100 se flétrit, et si on l’arrose avec un mélange d’une goutte d’alcool dans 60 grammes d’eau, la couleur de la plante se modifie. En un mot, l’alcool, partout où il se trouve et partout où on le met, arrête la vie, en raison de sa toxicité. » (Dr Renon, « Les Maladies Populaires », l’alcoolisme, p. 240.)

L’observation de la vie des hommes corrobore les résultats enregistrés par l’étude des animaux de structure élémentaire ou hautement différentiée. Sur les individus non habitués, l’ingestion à petite dose d’une boisson alcoolique, un demi-verre de vin par exemple, produit de véritables effets toxiques : une chaleur anormale avec rougeur de la face ; des battements artériels forts et précipités ; de la sécheresse des muqueuses de la bouche et du pharynx ; un léger enrouement ; des mouvements saccadés, brusques et maladroits ; une démarche raide et mal assurée ; des troubles de l’idéation caractérisés par une parole rapide et bredouillante et une conversation décousue. L’enfant, la femme et

l’homme abstèmes, entrainés par les circonstances à consommer vin ou liqueur, sortent nettement de leur état normal ; leur entourage ne les reconnaît plus et s’amuse de la déviation manifeste de leur personnalité. À un degré de plus d’ébriété, après une absorption plus abondante, un réel état pathologique s’installe, avec perte partielle ou totale de l’équilibre par paralysie fragmentaire ou complète des jambes et du cerveau moteur ; avec disparition intégrale des facultés de jugement ; disparition qui laisse cours à des propos incohérents et le champ libre à des actes extravagants. Quelle personne de bonne foi oserait prétendre qu’un produit, qui, pris en quantité minime par un être jusque-là vierge de son contact, entraîne des modifications organiques aussi importantes, ne mérite pas le qualificatif de poison, de substance capable d’altérer les fonctions vitales de l’appareil moteur et du cerveau ? Est-ce que, du fait qu’un centigramme de morphine absorbé en potion ou par piqure ne tue pas et au contraire calme le patient, ou cesse de la considérer comme un poison, d’en éviter l’ingestion inutile et d’en limiter strictement l’usage à l’ordonnance médicale ? Pour l’homme, les animaux et les végétaux, l’alcool à toute dose constitue un incontestable poison.

La forme sous laquelle se présente le toxique n’influence en rien sa nocivité. Et d’abord, hormis quelques dipsomanes invétérés, personne ne boit de « l’alcool » ; tout le monde se détourne avec horreur de ce produit de la chimie organique. Le consommateur conscient et éclairé avale, exclusivement et sans sourciller, des boissons variées qui ne sent pas de l’alcool, oh ! non, mais contiennent toutes de l’alcool en proportion plus ou moins forte. Selon les lois de la logique commune, celui qui absorbe une solution de sublimé au dix-millième prend du sublimé ; en vertu de la logique spéciale des pro-alcoolistes, celui qui lampe une solution d’alcool au dixième, le vin, ou à parties égales, le cognac, ne prend jamais d’alcool ! Les sectateurs de l’intoxication publique et privée veulent oublier que les spiritueux : cognacs, eaux-de-vie, marcs, sont des alcools de distillation, et les vins, bières, cidres, poirés, des alcools de fermentation. Il y a entre ces breuvages une différence de provenance, de degré et non de nature. Les alcools industriels titrent en alcool pur 95° p. 100 ; les spiritueux et liqueurs, 40° à 70° ; les vins de 10° à 24° (de 100 grammes à 240 grammes d’alcool pur par litre !) ; les bières de 2° à 6°. Pour faire régner entre ces diverses préparations une équivalence démocratique, l’amateur hygiéniste entonne plus de vins que de spiritueux. Il nourrit la conviction ferme que le vin, issu cependant de la putréfaction du jus de raisin, mérite le nom de produit naturel, tout comme les eaux-de-vie et cognacs obtenus par la distillation de ce vin ; tandis que l’alcool d’industrie, engendre par la distillation des jus fermentés des graines et betteraves, se voit abaisser au rang des substances artificielles. Voilà encore, de la part des parlementaires de gouvernement, une manifestation originale de science botanique, particulière, qui leur fait considérer les pommes de terre et céréales comme des plantes hors nature !

Les boissons hygiéniques ne manquèrent pas de jouer leur rôle et d’assurer le triomphe de l’alcoolisme de vin. Le Dr Georges Clémenceau, homme politique de réputation mondiale, l’a nettement affirmé dans sa préface de l’ouvrage « l’Alcool » de Louis Jacquet : « … les boissons alcooliques qualifiées d’hygiéniques qui, tout en changeant la procédure de l’alcoolisme, aboutissent surtout à en favoriser le développement sous des formes nouvelles. C’est ainsi que, dans ces dernières années, les médecins de nos asiles d’aliénés ont constaté que l’alcoolisme de vin l’emportait sur l’alcoolisme de liqueurs prépondérant autrefois. » Cela n’empêcha pas le même Clemenceau, alors président du Conseil et