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ALC

ture aussi bien et même beaucoup plus qu’à l’industrie.

Quand l’association aura remplacé la concurrence étroite, dormant les bienfaits du travail en commun, sans tomber dans les inconvénients du centralisme et de l’autorité ; quand l’agriculture sera considérée au même niveau que les autres branches de l’activité productrice ; quand la solidarité la plus étroite unira la production agricole à la production industrielle, ce qui a marqué jusqu’à présent l’infériorité, sociale mais non naturelle, de l’agriculture aura disparu.

Une erreur a fait considérer trop longtemps la culture comme vouée à la routine, et ses travailleurs destinés à rester à l’arrière-plan de la civilisation. Un renouveau d’idées, très significatif, tend à lui redonner la place que son importance de tout premier ordre lui destine dans les préoccupations sociales. Née des premières nécessités humaines, l’agriculture est et restera l’industrie de base, la fondation de toute société.

Georges Bastien.


ALCOOLISME. De prime abord, il peut paraître surprenant que l’anarchiste ait son mot particulier à dire à propos de l’alcoolisme. L’opinion, semble-t-il, est éclairée et l’unanimité bien établie sur les méfaits de l’alcoolisation humaine, ses conséquences néfastes dans l’ordre individuel, familial et social, ainsi que sur la façon de lutter contre le terrible fléau. Et cependant, malgré les apparences, sur aucun sujet les deux conceptions, anarchiste et gouvernementale, ne s’affrontent et ne s’opposent avec plus de force et de netteté. Définitions, méthodes d’étude, inductions, déductions, conclusions doctrinales et pratiques différent du tout au tout, se contrarient point par point.

« L’alcoolisme est une maladie chronique engendrée par l’abus des boissons alcooliques », telle est la définition académique, gouvernementale, officielle. En d’autres termes, le mal atteint les individus assez peu raisonnables pour absorber avec excès des liquides à base d’alcool. Ce postulat, généralement admis sans discussion, implique deux corollaires dotés de l’évidence des axiomes : d’abord les gens sensés, buveurs modérés, échappent aux conséquences pathologiques de l’ingestion exagérée ; — ensuite les boissons alcooliques ne sont pas nocives par elles-mêmes mais par l’abus qu’on en peut faire ; la maladie n’est pas fonction de la qualité mais de la quantité.

Bien plus et bien mieux : le consentement universel, succédané de la sagesse des nations, admet que l’alcool, pris sous forme diluée et à dose normale, constitue un breuvage tonique, stimulant, d’une bonne valeur nutritive. Le Parlement français n’a pas manqué d’adopter une thèse aussi remarquable et de dégrever d’une partie des impôts le vin, le cidre, la bière, de très inoffensive nature. Dans la crainte d’une consommation insuffisante, le législateur élève à la hauteur d’une panacée ces liquides multicolores, les déclare boissons hygiéniques, favorables à la santé. Il n’ose pas encore en décréter l’usage obligatoire et légal.

Poussant plus loin l’analyse logique et bienveillante, le gouvernement de la République choisit dans la masse des alcools de bouche un certain nombre de types qu’il définit, protège et ennoblit sous l’étiquette de « naturels », alors qu’il stigmatise les autres de l’appellation d’« artificiel ». Ainsi les produits de la distillation du vin, cidre, poire et en général des jus fermentés de fruits, entrent dans la première catégorie ; ceux de la distillation des sucs fermentés de la betterave, de la pomme de terre, des céréales ressortissent à la seconde. Ceux-là sont sauvegardés, loués, recommandés sous les espèces de l’eau-de-vie, cognac, marc et liqueurs ; ceux-ci frappés d’impôts et de mépris sous le vocable d’alcools industriels.

Parmi ces boissons hygiéniques et naturelles, le vin

occupe la place d’honneur dans la hiérarchie des liquides instituée par la doctrine orthodoxe. Il constitue, ni plus ni moins, le meilleur antidote de l’alcool ! L’énormité de cette affirmation impose la citation des textes. Voici comment s’exprime M. J. Baudrillart, Inspecteur de l’Enseignement primaire de la Seine, dans un petit opuscule publié par la librairie Ch. Delagrave, intitulé « Livret d’enseignement antialcoolique », et fourni gratuitement dans ses écoles par la Ville de Paris : « Le vin n’a pas de plus grand ennemi que l’alcool. Partout où l’on consomme celui-ci, on boit moins du premier… Aussi a-t-on pu dire que l’alcool chasse le vin (page 10). » De cette constatation il était permis de conclure, et on a conclu que, inversement, l’alcool n’a pas de plus grand ennemi que le vin et que le vin chasse l’alcool. Ainsi l’écrivait, dans le « Temps » du 16 mars 1915, M. Cunisset-Carnot, premier Président de la Cour de Dijon, cité par le Dr Legrain dans son substantiel ouvrage sur les « Causes psychologiques de l’alcoolisme » : « Cette vieille Bourgogne, où se cultivent nos vignes généreuses et se récoltent nos crus glorieux, n’est pas encore réduite à l’esclavage de l’alcoolisme ; le vrai vin nous défend contre le poison (page 13). »

En France, les vins et spiritueux, regardés comme des bienfaits de la nature, figurent parmi les plus importants produits de l’activité agricole. La vigne couvre une superficie de 1.443.217 hectares, donne annuellement 67.479.852 hectolitres de vin d’une valeur de plus de 100.000.000 de francs. L’industrie et le commerce des boissons alcooliques occupent trois millions de personnes et représentent un budget supérieur à 17 milliards. C’est donc là une véritable production nationale, une source de richesse d’une énorme importance dans la vie publique et privée. À travers la suite des temps, la fabrication et la consommation des vins et spiritueux se sont à ce point incorporés à l’existence même du peuple français qu’elles lui ont imprimé une manière d’être, une mentalité spécifiquement originelles. Au bon vin de France sont dus la souplesse, la force, l’habileté, le courage, la ténacité, l’impétuosité, la bonté, la générosité, la finesse, l’intelligence, le génie de la vieille race gauloise, supérieure à toute autre. Telle est du moins la thèse officielle, rappelée en termes fort congrus, dans son livre sur la « Question de l’alcool », par M. Yves Guyot, économiste patenté du gouvernement : « Mettez de l’eau à la place du vin dans les verres de Montesquieu et Montaigne, et vous enlevez des chefs-d’œuvre à la littérature française. Enlever à la France le vin et l’eau-de-vie, ce serait supprimer une partie des qualités qui en font le charme et en constituent le rayonnement et l’influence (page 271). » (Cite par le Dr Legrain dans l’ouvrage mentionné plus haut.)

Pour prouver la vérité de cet axiome, les pro-alcoolistes citent en exemple la grande boucherie humaine de 1914-1918, où la victoire couronna l’armée française gorgée d’eau-de-vie et de vin, autrement dit de « gnolle et de pinard », par la sollicitude attendrie des dirigeants de la République. C’est donc l’alcool qui a gagné la guerre. Dans un article intitulé : « le Grand Facteur », l’« Écho des Tranchées » le reconnaît explicitement : « Le vin est l’un des plus grands facteurs de la victoire ! » À la tribune de la Chambre des députés, M. Cadenat s’écrie : « Dans la zone des armées on donne de l’alcool aux soldats, et vous pouvez vous féliciter qu’ils en boivent parce qu’ainsi ils ont le courage de monter à l’assaut ! » (Dr Legrain, loco citato, pages 127-143).

De cette richesse nationale, l’État tire un coquet revenu. En 1924, les 2.200.000 hectolitres d’alcool pur produits en France ont payé chacun 1.000 francs d’impôt, soit en bloc 2.200.000.000 de francs ; les 67.459.852