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AGR

vendus et achetés avec la terre elle-même. L’outillage agricole était tout à fait rudimentaire, il n’y avait aucune espèce de machines, tous les travaux étaient manuels et nécessitaient beaucoup de temps et énormément de peine pour leur exécution. On ne disposait que de très peu d’engrais et, par ce fait même, les récoltes étaient très réduites et ne pouvaient suffire à nourrir tout le monde ; la disette régnait en permanence, et la famine arrivait tous les trois ou quatre ans, quelquefois plus souvent. Rien ne saurait nous donner une idée plus exacte de la condition de vie misérable du travailleur agricole, du paysan, en ces temps maudits que le portrait fidèle que nous en a laissé La Bruyère : « Il est, dans nos campagnes, des animaux mâles et femelles ; ils sont noirs, livides, courbés vers la terre qu’ils fouillent continuellement ; quand ils se dressent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine et, en effet, ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer et de récolter pour vivre, ils ne devraient donc pas manquer de ce pain noir qu’ils ont semé. Et ils en manquent le plus souvent ». Lors de la grande révolution de 1789, la terre changea de maîtres. La bourgeoisie d’alors s’empara de tous les biens de la noblesse et du clergé, qui étaient immenses et se les appropria, ne laissant au peuple, auquel on avait promis bien-être et liberté, que celle de crever de faim comme devant et d’aller travailler chez ses nouveaux maîtres avec un salaire de 4 sous par jour, et, pour nourriture, du pain de maïs, souvent moisi, avec des oignons et des gousses d’ail, et pour toute boisson, de la mauvaise piquette ou de l’eau ; et, avec cela, des journées de 16 à 18 heures en été, d’un travail exténuant, parce qu’exécuté sans machines et absolument manuel.

Le machinisme agricole n’existait pas encore et les propriétaires faisaient labourer leurs terres avec des araires de bois traînés par un attelage de bœufs dans le Sud-Ouest, et de chevaux dans le Nord et le Centre de la France. La petite et la moyenne propriété s’instaurèrent, dans certaines contrées de la France, après la Révolution. Cette accession à la petite et la moyenne propriété a dû être favorisée par les gouvernements qui se sont succédé depuis, pour des raisons d’ordre gouvernemental, en vue de faciliter l’exploitation du peuple et de mettre tous les grands propriétaires terriens à l’abri de tout semblant de révolte capable de succès de la part des exploités ; car la mentalité du petit et du moyen propriétaire, grâce à l’ignorance cruelle dans laquelle on les a soigneusement maintenus, lui a fait croire qu’il est seigneur et roi dans son petit domaine ; pauvre roi brimé, taillable à miséricorde et à merci, livré sans défense par son isolement à toutes les exploitations, de l’État d’abord, des mercantis de toute sorte, et de tous ces écumeurs qui parcourent les campagnes ; marchands d’engrais sans valeur et de toutes sortes d’autres produits de même acabit, qui font de très bonnes affaires à son détriment. En outre de cela, le principe de la propriété individuelle a engendré dans son cerveau et dans son cœur toutes les tares, tous les vices qui sont la résultante néfaste de ce nocif principe : cupidité, égoïsme, annihilation de tout sentiment de solidarité et d’union. Une telle mentalité rend à peu près impossible toute tentative d’émancipation. La petite et la moyenne propriété, en donnant à leurs tenanciers une mentalité de bourgeois rivent solidement leurs chaînes et les condamnent à être les victimes de toutes les exploitations, tout en consolidant dans la plus large mesure tous les privilèges de la société capitaliste en fournissant à celle-ci l’appui inconscient de ces millions de propriétaires prolétariens. La petite, et la moyenne propriété sont encore un grand obstacle au progrès

agricole, en ce sens qu’elles rendent à peu près impossible l’emploi du machinisme par la double raison que l’emploi des machines est impossible dans les parcelles de petite contenance dont elles disposent, notamment pour les labours mécaniques, et en outre que l’amortissement du capital outillage mécanique grèverait le prix de revient du produit dans de trop grandes proportions. Dans les pays à grande exploitation, l’outillage mécanique fut employé à peu près aussitôt son apparition et cela par nécessité, en vue de réduire le prix de revient. Mais cet emploi de la machine, dans les mains du capitalisme, n’améliora pas le sort du travailleur agricole, mal payé, mal nourri, très mal nourri et travaillant beaucoup et longtemps, sous la pluie et le soleil. Tel fut et tel est encore son destin ; l’emploi du machinisme augmenta les bénéfices du propriétaire, mais n’améliora nullement le sort de l’ouvrier agricole. Dans les pays de petite et moyenne culture, les propriétaires se souciaient très peu même de l’emploi des machines qui auraient pu servir dans leurs exploitations : la main-d’œuvre était abondante et à très bon marché, l’ouvrier travaillait, surtout en été, de 16 à 18 heures par jour, et était très mal nourri ; les propriétaires faisaient de bonnes affaires, et cela dura jusqu’en 1914, Cette date fait époque dans la vie de l’humanité et clôture la vieille période de l’organisation de la production agricole par le travail manuel, c’est-à-dire sans machinisme. La grande guerre envoya dans les tranchées tous les travailleurs agricoles, d’où bien peu revinrent, sinon mutilés ou portant les germes de maladies, tuberculose ou autres, qui les ont décimés rapidement. D’un autre côté, l’exode intense des travailleurs agricoles dans les villes, où ils trouvent des conditions de travail meilleures et une existence moins pénible, ont encore aggravé cette situation, de sorte qu’à l’heure actuelle, la pénurie de main-d’œuvre agricole est des plus intenses. Dans les pays à grandes exploitations, cela se passera comme par le passé : un petit personnel, armé de toutes les machines perfectionnées que nous possédons déjà, fera énormément de bonne besogne en très peu de temps ; mais dans toutes les contrées où existent en masse la petite et la moyenne propriété, c’est la décadence absolue qui attend l’agriculture. Le petit propriétaire qui cultive lui-même sa terre vivotera tant bien que mal en travaillant beaucoup, mais le moyen propriétaire, obligé d’employer de la main-d’œuvre étrangère, ne la trouvera pas, ou ne pourra plus la payer, faute de pouvoir la faire travailler à la machine, et il en sera réduit à abandonner la culture du blé et autres céréales, des légumes, des vergers, d’arbres fruitiers, voire même de la vigne, qui exige pas mal de personnel ; il faudra qu’il fasse des prairies et qu’il s’adonne exclusivement à l’élevage du gros bétail ou des moutons, suivant les cas. Cela ne fera qu’aggraver les conditions d’existence que la vie chère crée aux malheureux travailleurs de la ville et des champs, car les salaires, malgré tout, sont très rarement en rapport avec le coût de la vie ; car, si la viande devient un peu plus abondante et un peu meilleur marché par contre les légumes et le pain deviennent plus rares et, partant, plus chers.

Le remède à cette situation serait, pour ces contrées, dans l’établissement de vastes propriétés collectives avec abolition du salariat ; la rémunération du travail assurée, déduction faite de tous les frais de culture, par le partage du bénéfice global net entre toutes les journées de travail fournies par les divers individus qui auraient collaboré à sa production. Mais la mentalité arriérée de nos petits et moyens propriétaires, imbus de tous les principes de la société capitaliste, ne leur permettra jamais d’employer cette dernière planche de salut, tant pis pour eux ! Nous venons