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AGR

reuse. Dans cette période, comprenant de nombreux siècles, période non encore révolue malheureusement, la violence et l’intrigue, la brutalité ou la duplicité, ont asservi les corporations pacifiques qui œuvraient pour permettre à l’humanité de vivre. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le travail en général, et le travail agricole en particulier, est méprisé par ceux qui vivent en parasites sur le corps social. La ruse du prêtre, du législateur ou de l’homme politique, la violence du guerrier ont tenu en asservissement les producteurs.

Le travail agricole surtout a été le lot des déshérités à travers les âges. L’Égypte avait ses hordes d’esclaves qui labouraient le sol avec un instrument des plus primitifs, marchant et manœuvrant en cadence sous les ordres d’un chef, le fouet à la main. La Grèce n’a eu figure de nation civilisée que grâce aux esclaves qui cultivaient la terre pendant que les citoyens se livraient aux arts, à l’étude, à la guerre ou aux plaisirs. Rome a eu ses légions d’esclaves, vil troupeau cultivant pour que les praticiens puissent étaler leur luxe. Travailler la terre était le lot des captifs de guerre réduits en esclavage. On oublie trop, en parlant de cette période, que cette civilisation était supportée par la besogne obscure, exténuante, de millions de malheureux, que les philosophes eux-mêmes, tant pris comme modèles, n’ont pas daigné considérer comme des hommes. L’immense poussée révolutionnaire, dont le christianisme n’a été qu’un des côtés mystiques, arriva à faire reconnaître aux esclaves certains droits. Les esclaves devinrent des serfs. Des citoyens de l’empire, plébéiens, ruinés, se firent « colons » des riches, situation sociale guère différente de celle de serfs. Les Germains ou barbares avaient des « lites », sortes de colons, et des esclaves. Le tout se fondit peu à peu dans la pratique féodale du servage. L’homme qui cultivait la terre travaillait pour son maître, lequel, avec quelques formalités rarement respectées, avait tout droit sur sa liberté et même sa vie. Le recul de la féodalité devant la royauté ; la naissance d’une bourgeoisie qui, partie des villes, prit pied dans les campagnes ; joints à quelques sanglants épisodes révolutionnaires, comme la Jacquerie, atténuèrent un peu la situation des serfs agricoles, mais il faut arriver à la révolution de 1789, point de départ d’une grande évolution, pour que le prolétariat se substitue peu à peu, en Europe, au servage.

Ce qui n’empêcha pas, jusqu’à une période toute récente, bien avant dans le XIXe siècle, les gros propriétaires de domaines coloniaux, en Amérique surtout, de pratiquer l’esclavage des noirs. Ce lourd passé de servitudes et de misères pèse encore sur le prolétariat agricole qui a beaucoup plus de peine que le prolétariat urbain à entrer dans la voie des améliorations matérielles, morales et intellectuelles. Le régime foncier des nations étant la base même de l’économie sociale en général ; détenir les sources de la production terrienne étant la fondation de l’édifice autoritaire de la société, aucun effort des partis et classes de conservation sociale n’a été négligé pour tenir les prolétaires agricoles dans une situation d’infériorité. Le catéchisme surtout est une des raisons premières de la passivité des habitants pauvres des campagnes. D’autre part, la division extrême des entreprises agricoles, l’étroitesse d’esprit des patrons servis par les autorités civiles ou religieuses, la difficulté matérielle des prolétaires en villages à s’organiser, ont entravé l’esprit de revendications des travailleurs des champs, dont beaucoup ont préféré l’existence d’ouvriers de l’industrie.

Ce qui a dépeuplé les campagnes, c’est surtout la condition misérable dans laquelle on a tenté (et relativement réussi) de maintenir ses habitants pauvres. Le travail des champs est plus sain, plus

hygiénique, moins abrutissant que le travail de l’usine. Si l’on n’imposait pas à ces prolétaires des salaires de famine et d’interminables journées de travail, ils n’auraient pas déserté la campagne pour la ville. Si le travail y eut été aussi bien rétribué et que des loisirs eussent été accordés, l’instruction, les distractions, les commodités de la vie moderne eussent aussi bien pénétré au village qu’à la ville. Mais dans notre société basée sur le profit, les œuvres de récréation et de relèvement fuient les endroits où la rémunération ne viendra pas récompenser les efforts et dépenses. Une grosse erreur a généralement couru : c’est que le paysan est en général propriétaire. Or, la réalité, basée sur des statistiques officielles, c’est que plus des trois quarts des habitants des campagnes n’ont aucune propriété ou ne sont possesseurs que d’une ridicule et insuffisante portion de terrain, juste de quoi bâtir une maison et récolter quelques légumes. Par leurs propres moyens, les possesseurs du sol seraient à peine en état d’en cultiver 20 à 25 %. Le reste, c’est un misérable prolétariat qui le met en exploitation. Le prolétariat agricole peut se classifier en trois grandes catégories. La première, c’est celle des ouvriers attachés en permanence à l’exploitation, celle des domestiques de farine. À toute heure, ils sont à la disposition du patron ; levés tôt, couchés tard, mal nourris, encore plus mal couchés.

Cette position ne peut guère convenir qu’aux célibataires des deux sexes et aux personnes dénudés de tout esprit d’indépendance. À notre époque, ou la vieille ferme familiale a disparu, le patron est devenu un bourgeois, et l’ouvrier, le domestique, vit et mange à l’écart. Le premier domestique remplace souvent techniquement le patron qui ne s’occupe de son entreprise qu’au point de vue rapport. La deuxième catégorie, c’est celle dite des journaliers agricoles. Ceux-la vivent dans des masures et vont s’embaucher chez les propriétaires pour une ou quelques journée, quelques semaines rarement. Ceux-la connaissent de durs chômages, dans la saison où la culture a moins besoin de bras. Ils vivent de charité, se débrouillent comme ils le peuvent, connaissant toujours la misère. Même quand ils travaillent, on les paye très mal. Heureux s’ils ont su garder un petit lopin de terre à eux leur permettant de manger des pommes de terre et quelques légumes ! Dans les contrées les plus riches en culture, le paradoxe d’un prolétariat miséreux est ce qu’il y a de plus choquant. Enfin, la troisième catégorie est celle des travailleurs intermittents : de ceux qui viennent pour les « coups de feu » de la culture : la moisson, la vendange, l’arrachage des betteraves ou des pommes de terre, etc. Dans les pays à culture extensive sur les vastes propriétés, ce prolétariat domine. On l’embauche à l’époque des grands travaux ; une fois ceux-ci terminés, on les renvoie et ils vont ailleurs à l’aventure. Le développement extrême du machinisme tend d’ailleurs à réduire chaque année cet élément, sans que toutefois on puisse l’éliminer tout à fait.

En résumé, l’existence de tous les prolétaires agricoles est dénuée de charme, de confort, de liberté, de bien-être et de sécurité. Ils ont fui vers la ville. En même temps, voulant profiter d’une main-d’œuvre au rabais, des industriels ont établi des usines en pleine campagne, attirant encore certains travailleurs agricoles. Également sont partis ou en train de partir les artisans villageois : le forgeron, le charron, le maréchal et autres spécialistes. Leur outillage n’est plus suffisant pour le machinisme actuel. C’est la maison établie au chef-lieu ou à la ville qui fait les réparations. Les transports s’étant beaucoup améliorés et disséminés ont rendu plus faciles les relations entre villes et campagnes, ce qui permet aisément de traiter à la ville ce qu’on faisait jadis à la commune. En beau-