AGRAIRE (La question). — Étymologie : La question qui traite du régime social, politique ou juridique auquel est soumise la terre, des droits sur la production agricole. Du latin agrarius, du grec agros, champ.
Les richesses végétales ou animales créées directement par la terre ou résultats de l’effort humain correspondent aux besoins primordiaux des hommes. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, du jour où la population d’un pays étant devenue assez dense pour qu’il y ait compétitions, et du moment où l’homme a commencé à s’occuper d’agriculture, la question agraire s’est posée. À qui appartiendraient le sol et ses produits ? Quelles seraient les clauses du contrat, tacite d’abord, écrit ensuite, régie par la législation ; enfin qui départagerait les hommes sur cette question ? On a peu de détails sur la répartition de la terre, dans les âges reculés, sinon qu’elle correspondait étroitement aux formes de l’association humaine. Les primitifs, vivant en tribus, ne connaissaient pas la propriété individuelle de la terre et nul doute qu’un être qui, ne se contentant pas de sa consommation, eût tenté d’accaparer les produits utiles à tous, n’eût été traité en ennemi de tous.
Dans les sociétés basées sur l’autorité absolue d’un chef, les monarchies et féodalités d’il y a vingt à quarante siècles, l’homme étant la propriété de l’homme, naturellement la possession du sol n’était pas contestée ; il appartenait au maître et celui qui le mettait en exploitation n’était guère qu’un esclave gérant. On trouve à l’époque de Moïse les premières tentatives de régler cette question. Moïse, dit-on, partagea également les terres, et les familles ne pouvaient l’aliéner pour une période supérieure à cinquante ans. Lycurgue (neuf siècles avant l’ère chrétienne) procéda de même et établit des lois pour maintenir l’équilibre des propriétés. Naturellement, les esclaves, ceux qui travaillaient la terre, n’avaient aucun droit. Rome connut aussi des lois agraires que firent adopter les plébéiens constamment dépouillés par les praticiens. Ces lois agraires furent le sujet de troubles sanglants. Finalement, les praticiens parvinrent, dans les diverses parties de l’empire, à asservir les citoyens libres et à en faire des colons. Dans toutes les conquêtes et guerres qui eurent lieu par la suite, le partage ou le vol des terres était le but recherché.
Les monarques récompensaient leurs fidèles par l’octroi de domaines. Le clergé lui-même, une fois réconcilié avec les autorités et devenu autorité à son tour, se mit à accaparer les terres, captant les héritages sous la menace de l’enfer (le procédé est toujours en usage). Divers rois, notamment celui d’Angleterre, en 1720, par son « Statut de main-morte » tentèrent d’arrêter cet accaparement. Mais tenant les esprits, le clergé continuait à jeter ses filets sur la propriété terrienne, celle qui assure l’autorité sociale à sa base même. La révolution de 1789, en France, trouva à peu près toute la terre entre les mains des nobles et des prêtres. Cependant, l’usage des biens communaux, de la propriété franche et indivise, dont pouvaient user les pauvres, s’était maintenu sur une assez grande échelle. C’était une sorte de concession des nobles aux besoins du peuple. Une certaine communauté de propriétés pouvait subsister avec le régime à demi féodal ainsi que les « mirs » de Russie en font foi. La Révolution de 1789, triomphe de la bourgeoisie, a consacré définitivement aussi le triomphe de la propriété personnelle. Les biens seigneuriaux et souvent communaux furent vendus… on sait dans quelles conditions. Combien de riches familles campagnardes, nobles contemporaines, ont cette spoliation comme origine de leur fortune. La Convention vota, le 18 mars 1793, une loi punissant de mort quiconque s’occuperait de la question agraire dans un sens contraire à la propriété. C’était le digne pendant de la loi interdisant les coalitions ouvrières, sous même peine.
Le régime de la propriété capitaliste est devenu, depuis, à peu près universel. Rapidement, la propriété individuelle a mis la main sur presque tout le sol de la planète. Le colonialisme lui a permis de s’étendre sur de vastes étendues, de constituer d’immenses domaines dans les pays conquis par les armes sur des indigènes incapables de se défendre. Si les pays capitalistes continuent encore un certain temps, les derniers restes de la propriété commune auront disparu. Les longs, pénibles et parfois violents conflits entre les ouvriers de l’industrie et leurs exploiteurs ont relégué un peu dans l’oubli, dans les pays industriels, cette brûlante question agraire. Elle ne s’en pose pas moins avec une grande acuité. D’abord, parce que, tant que le sol appartiendra à la bourgeoisie terrienne, sœur de l’autre, toutes les améliorations obtenues, toutes les tentatives d’émancipation, même les coopératives de production et de consommation, sont vouées à un échec plus ou moins lointain.
Les industriels l’ont senti ; ils font tous des efforts pour accaparer la terre, les maisons, la propriété foncière qui leur assure un asservissement plus complet de leurs exploités. Dans beaucoup de villages où un patron s’est installé, il tend automatiquement à devenir le seigneur moderne ; la possession de la terre lui assurant la possession des hommes. L’économie politique bourgeoise s’est beaucoup attachée à démontrer la dispersion de la propriété terrienne, espérant par là donner un vernis de démocratisme à la propriété individuelle. En réalité, dans tous les pays, ceux qui sont possesseurs du sol qu’ils cultivent par eux-mêmes sont une minorité. Les pays de petite propriété, comme la France, comptent à peu près le douzième de leur superficie cultivable — 4 millions d’hectares environ — qui sont dans ce cas. Le reste appartient au domaine de la moyenne ou grande propriété. Le propriétaire cultive parfois lui-même, mais avec le concours de plusieurs salariés, mal payés, exploités honteusement, ou bien, s’il se décharge du travail sur son premier domestique, se contentant de mener la bonne vie en surveillant les travaux, sans y mettre les mains. Les grandes propriétés sont plutôt rares en certains pays, mais en d’autres elles sont la règle, surtout dans les pays neufs. Si le propriétaire a l’esprit entreprenant, il fait pratiquer la culture sur une grande échelle, avec tous les moyens mécaniques que lui permet sa richesse. Autrement, il répartit son domaine en diverses fermes ou métairies, se contentant d’en toucher les revenus, et laissant le travail à d’autres.
Le régime de la propriété individuelle a eu son utilité sociale, poussant au travail du sol, disent certains. Opinion très contestable, quand on voit qu’à travers les âges, bien rarement, le propriétaire cultivait lui-même. La justice du régime de la propriété se soutient difficilement de bonne foi. Outre qu’en toute logique le sol n’étant le produit du travail de personne n’aurait jamais dû être approprié, et que l’ancienneté de cette spoliation ne change rien à son iniquité, le droit de propriété est très discutable au point de vue social.
Les partisans de la propriété prétendent que c’est un droit naturel à l’homme et en même temps un stimulant pour le travail : que, pour cultiver la terre avec amour, le travailleur doit s’en sentir le propriétaire. Si la propriété est un droit naturel, on se demande pourquoi seule une minorité en jouit. Les autres ne sont-ils pas des hommes ? Si elle est un stimulant pour le travail, alors pourquoi la grosse majorité de ceux qui cultivent sont-ils des salariés ou des métayers ? La logique même de cette conception devrait condamner le régime actuel.
Si, quittant le point de vue théorique, nous abordons le point de vue pratique, nous constatons que le régime de la propriété est une entrave au développement de la production agricole. Citons pour mémoire les domaines,