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s’annonce avec de tels besoins est une humanité où le dernier mot appartiendra à la sauvagerie. Je n’ai rien dit de la manie des guerres ou polémomanie, de toutes les manies issues du patriotisme, du chauvinisme.

La force physique seule est admirée. Quant à la force intellectuelle et morale, elle ne compte pas. On n’admire que les brutes. Les gens se passionnent pour des combats de boxe, des prouesses d’aviateurs, et même des parties de tennis. Ils s’extasient devant le muscle. Il n’y a rien dans les cerveaux, incapables de penser à autre chose qu’à un coup de poing, une prouesse sportive, un défilé de gymnastes. Les conversations des gens sont idiotes. Ce qu’ils lisent est à la hauteur de leur mentalité. Certaines personnes éprouvent le besoin de lire d’un bout à l’autre une feuille journalistique sans intérêt. Çà leur suffit. Avec cela, leur journée est bien remplie. Leur conscience est satisfaite. Bavarder des heures, et ne rien dire de sensé, telle est la principale occupation de bien des gens. Il en est qui ont des besoins de curiosité alimentés par la calomnie, l’envie, la jalousie. Ils épient leurs voisins, écoutent aux portes, propagent des racontars, etc… Leur unique occupation, dans l’existence, c’est de dire du mal des autres. C’est un besoin chez eux de papoter, de bavasser et de baver sur ceux dont la tête, pour une raison quelconque, ne leur revient pas. Ils brouillent les meilleurs amis. ― Chez certaines femmes, le besoin de toilettes prime tout le reste. Elles se vendent, pour être bien habillées. Elles jalousent une rivale mariée à un homme riche, ayant des bijoux, des robes, des manteaux. La coquetterie, chez les femmes, est un besoin lancinant, obsédant, qui leur fait perdre toute raison, toute pudeur. Un chapeau, un ruban, un jupon, une combinaison les rend folles. Une boîte de poudre-de-riz leur tourne la tête. Un parfum les grise. La parure est leur seule raison de vivre. Quant aux idées, elles n’en ont point. Ces femmes éternisent l’ignorance, le fanatisme, la guerre au sein de l’humanité. Que la femme se pare, s’embellisse, rien de mieux, mais qu’elle embellisse du même coup son cerveau, et surtout qu’elle cesse d’accorder aux colifichets l’importance qu’ils n’ont pas. La vie ne se réduit pas à un chiffon de soie.

On voit des écrivains, des artistes, et même des savants, qui ont des besoins d’argent, gâcher les plus beaux dons, se vendre au plus offrant, bâcler des œuvres médiocres, diminuer leur personnalité en acceptant toutes les compromissions, s’abaisser au rôle de vulgaires mercantis. Beau spectacle à donner aux jeunes intellectuels qui cherchent leur voie ! Le monde intellectuel possède ses renégats et ses vendus, comme celui de la politique. Pour de l’argent, artistes et écrivains se prostituent. C’est du propre ! Ne pouvant se résoudre à limiter leurs besoins, imitant les gens riches qui veulent toujours posséder davantage pour jouir davantage, leur œuvre en souffre. Ils produisent à la va vite, n’importe quoi, pour un éditeur, un journal, une exposition, un marchand de tableaux. Une fois qu’ils sont sur la pente, ils continuent : c’est si facile de gagner beaucoup d’argent avec peu de talent ! Quand ils étaient sincères, travaillant selon leur conscience et mettant leurs actes en harmonie avec leurs pensées, ils étaient pauvres. Maintenant qu’ils sont dans le mouvement, ils sont riches. Ils ne peuvent guère renoncer aux avantages qu’ils tirent d’un travail bâclé, d’une prostitution quotidienne. L’écrivain, l’artiste qui ont des besoins d’argent, s’abaissent au niveau de la foule. Ils cessent de faire partie de l’élite créatrice. Le besoin d’argent fait faire aux gens qui ont trop de besoins les pires platitudes. Ils sont répugnants. ― Ce que l’argent fait commettre de bêtises, aux individus, est inimaginable. On voit des commerçants se

priver du moindre plaisir, ne pas quitter un seul jour leur boutique, pour mettre de côté tant de billets à la fin de l’année (il est vrai qu’ils vendent assez vite leur fonds et vont vivre à la campagne, dans un château qu’ils se sont payé). Des ouvriers, des employés font des heures de service supplémentaires, au lieu de respirer, afin d’avoir un peu plus d’argent dans leur poche. Ils n’en tirent aucun profit. L’avare entasse des sous et meurt sur un grabat. Plutôt que de dépenser un liard, des gens aisés restent chez eux, ignorent les champs, les bois, la mer. Triste humanité que cette humanité de lucre ! Le bistro crève alcoolisé sans avoir jamais quitté le comptoir puant la vinasse qui résume pour lui l’univers. Combien de gens font comme lui, par esprit de lucre, avarice, inertie. Ils ne sont pas intéressants. Il en est qui travaillent toute leur vie et se privent de tout, pour acheter, sur leurs vieux jours, un lopin de terre. Aussitôt installés dans leur bicoque, ils meurent de vieillesse, ou d’accident. D’autres veulent avoir un fonds de commerce, diriger une industrie, etc… L’humanité présente est tiraillée par toutes sortes de besoins, dont le plus tyrannique est celui de gagner beaucoup d’argent en peu de temps. L’ouvrier cherche à devenir patron pour embêter les autres à son tour. Il ne se souvient d’avoir été ouvrier qu’afin de mieux faire sentir la distance qui le sépare, lui, patron, de ses ouvriers ! Il fait ce que son ancien patron faisait avec lui. Quand un ouvrier devient contremaître, il n’a plus de camarades. Ceci se passe comme à la caserne : le camarade qui devient caporal ou sergent ne veut plus qu’on le tutoie. Il se croirait déshonoré s’il sortait en votre compagnie.

Améliorer son sort est légitime. On n’est pas un « type épatant » parce qu’on se laisse exploiter. Nulle part, ne nous laissons exploiter. Revendiquons (intelligemment) nos droits. Cependant, il existe des individus qui cherchent à améliorer leur sort sur le dos des autres. Ils veulent arriver, coûte que coûte, par tous les moyens. Des gens n’ont aucune sincérité. Quand ils changent de situation, ils changent d’opinion. Combien en avons-nous vus se renier, par intérêt ! Ce sont les besoins qui sont cause, pour une grande part, du fléau connu sous le nom de vie chère. Les commerçants, volés par l’État, volent les consommateurs, qui se volent entre eux. C’est à qui se volera le plus. Le mal empire chaque jour. Il n’y a plus de frein à la hausse des denrées. ― À mesure que la pseudo-civilisation prend possession de l’humanité, elle multiplie les pseudo-besoins, au détriment des vrais. À la place d’une instruction rationnelle, vivante, elle installe le pédantisme. À ceux qui ont faim, elle offre des réjouissances, qui coûtent fort cher. Pendant que le peuple s’amuse, il oublie sa misère. La pseudo-civilisation, en multipliant les faux besoins et en se gardant bien de satisfaire les vrais, a fait de la terre entière un enfer. La situation se complique de jour en jour. On se demande si de cette pourriture, naîtra une humanité régénérée, ou si l’humanité ne s’anéantira pas, ne se détruira pas, par sa faute. On ne sait où on va. Le luxe imbécile des classes dirigeantes entretient la haine et l’envie parmi les classes dirigées, qui ne poursuivent désormais qu’un but : les remplacer pour les imiter. Jouir bassement est le dernier mot du progrès. Une soif effrénée de plaisir, le besoin de s’enrichir, d’avoir beaucoup d’argent pour éclabousser, humilier le voisin, s’empare de tous. Une humanité pourrie est en train de naître, auprès de laquelle la vieille humanité, pourtant si laide, apparaît presque vierge. Décadence est le mot qui caractérise le spectacle que présente la société actuelle. L’envie, la jalousie précipitent les uns contre les autres les peuples et les individus. La lutte pour la vie n’est