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furieusement Wagner, il y a trente ans, sont devenus ensuite ses plus bruyants admirateurs pour se remettre à le siffler durant la « Grande Guerre ». Dans les premiers jours de cette guerre, les journaux faisaient une publicité admirative à ce mot d’un ministre des Beaux-Arts, qui montrait ainsi, qu’un ministre n’est parfois qu’un sot plus décoratif : « Enfin, je vais pouvoir dire que Wagner m’ennuie !… » L’académicien Frédéric Masson, qui a passé sa vie à chercher la beauté dans les pots de chambre napoléoniens, écrivait : « Si les wagnériens sont inconscients, qu’on les enferme ; s’ils sont sincères, qu’on les fusille. » Dans les casinos de Vichy, de Nice et autres lieux, entre une partie de roulette et un tango, Wagner était sifflé par les patriotes grassement installés dans les tripotages et dans la vadrouille de guerre. Pendant ce temps, de véritables artistes qui se battaient et qui furent tués pour défendre tout ce beau monde, se jouaient dans les tranchées la musique du même Wagner, se consolant de « l’humaine bêtise » en communiant avec la beauté universelle et éternelle si au-dessus du snobisme des patriotes de proie et de sang… Depuis, Wagner est redevenu à la mode, étant le seul capable, par l’action de son génie sur le véritable public, de procurer à l’Opéra des recettes qui le sauvent de la faillite. Et le snobisme s’affirme ainsi dans son intégrale insanité ; il insulte le génie, mais il s’incline toujours devant la recette. Ce snobisme est la confusion de Babel pour les pauvres cervelles qui n’ont pas la force de se diriger elles-mêmes, d’échapper à la tyrannie exercée au nom de « l’esprit » par les mercantis qui en vivent. Ils imposent tour à tour le conservatisme académique des bonzes pétrifiés qui défendent à l’art de se renouveler, ou les élucubrations les plus extravagantes de véritables aliénés. Ils consacrent la royauté des éditeurs et des marchands qui ont misé sur des « poulains » dont ils trustent la production, et celle des directeurs d’entreprises dites « artistiques », parfois aussi illettrés que les catins érigées par eux au rang d’artistese, qui confondent l’art avec la pornographie. Leur champ d’action s’étend de « Gaga » à « Dada », et ils font du domaine du beau, une immense foire et un vaste lupanar.

Non moins conventionnelle, et encore plus particulière à chaque individu, est la beauté vue à travers l’amour. Ce n’est pas pour la beauté qu’elle possède, qu’un homme aime une femme, et réciproquement ; c’est pour celle qu’il ou qu’elle lui voit. « Le jour où l’on prouvera que celui qui aime ne trouve pas son amante la plus belle des femmes, je croirai qu’il y a une théorie de la beauté », a dit Paul d’Ambly. Cette beauté n’est le plus souvent, qu’une illusion, et ne dure qu’un temps, celui de la passion, si elle n’est qu’extérieure. Ses attraits sont emportés par la flétrissure de la maladie ou de l’âge, quand l’illusion n’a pas été déjà détruite par la satiété du plaisir sexuel que les êtres recherchent avant toute autre chose. C’est ainsi que parfois « une belle passion à vingt ans désenchante tout le reste de la vie » (P. Limayrac). La beauté humaine, comme toute beauté, ne peut inspirer une admiration et un attachement durables que lorsqu’elle est rendue elle-même durable par des qualités morales qui ne s’effacent pas. Elle n’est plus alors l’illusion d’un être qui s’attache à des apparences, elle est une réalité sensible pour tous. Suivant le mot de Boursault : « Un homme est assez beau quand il a l’âme belle ».

Voltaire a dit : « Le beau qui ne frappe que les sens, l’imagination, et ce qu’on appelle l’esprit, est souvent incertain. Le beau qui parle au cœur ne l’est pas ». Le beau qui ne frappe que les sens et l’imagination (ou sens intérieur), est variable suivant les sensations que chacun en éprouve ; il apporte vite la satiété.

Celui qui s’adresse à l’esprit, c’est-à-dire à l’intelligence, varie pour chacun suivant son mode de jugement, son goût personnel formé de son tempérament, de son éducation, du degré de ses connaissances ou de ses tendances esthétiques. De là, la multiplicité des définitions du beau comme de celles de l’art. « Le beau consiste dans l’ordre et la grandeur », a dit Aristote. Comme lui, Lacordaire ne voyait pas de beauté sans l’ordre et, pour Lamennais, « il y a beauté partout où il y a ordre ». Boileau n’était pas ennemi d’un « beau désordre » qui est « un effet de l’art ». Platon disait : « La mesure et la proportion constituent la beauté ». et Bossuet : « Juger de la beauté, c’est juger de l’ordre, de la proportion et de la justesse ». J.-B. Rousseau, Béranger, Lamennais, Vinet, Gérando, Alletz, Renan voyaient le beau dans le vrai. De même Boileau disant : « Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable », à quoi A. de Musset ripostait : « Rien n’est vrai que le beau, rien n’est vrai sans beauté ». D’après le sculpteur Rodin, « Il n’y a qu’une beauté, celle de la vérité qui se révèle ». Pour Brizeux : « Le beau est vers le bien un sentier radieux ». Enfin, tandis que pour Kant « Le beau est ce qui plait universellement sans concept », pour Hegel : « C’est l’identité de l’idée et de la forme ».

Toutes ces définitions et d’autres, plus ou moins alambiquées, qu’il serait trop long de citer, n’ont une valeur exacte que dans la mesure où elle font la part du cœur, c’est-à dire de notre sensibilité morale, dans les impressions que fait naître la beauté. Il n’y a pas de beauté vraie et durable, même dans la perfection physique, si elle n’est pas accompagnée de perfection morale. « La beauté morale est le fond de toute vraie beauté » (V. Cousin). « La beauté morale peut durer toujours » (Mme Romieu). Le nombre est infini de ceux pour qui la morale est étrangère à la beauté ou qui lui donnent un autre sens que celui qu’elle doit avoir. Aussi, ne croyons-nous pas inutile de préciser comment nous l’entendons quand nous en parlons à propos du beau moral. Nous la voyons dans la propreté des intentions et dans la pureté des sentiments. Nous refusons de la diminuer en la confondant avec les morales conventionnelles. Le beau moral est au-dessus et en-dehors d’elles, il est dans la nature où rien n’est immoral. L’immoralité, c’est la saleté des intentions, c’est l’hypocrisie des moralistes et des marchands de vertu qui ont inventé le vice et qui en vivent ; c’est la fausse pudeur des Florentins et de cet Arétin ― combien qualifié pour parler au nom de la morale ! ― qui étaient choqués de la nudité du David de Michel Ange et de l’indécence de son Jugement dernier ; c’est le geste de Tartufe, tendant son mouchoir à Dorine en lui disant : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir ».

Le beau moral ne se sépare pas du bien, du bon, du juste, du vrai et de l’utile, considérés comme valeurs morales. Ils ne sont pas à eux seuls la beauté ; ils lui donnent sa complète expression. Par eux, « le beau réside dans ce qui ne supporte pas de changement » (Aristote), « le beau est dans la forme finale » (A. Karr), « le beau est la splendeur du bien » (Platon), « la beauté est la créature de l’amour » (Lacordaire), « le goût du beau ne connait pas l’intolérance » (Renan), « le beau ne plait qu’un jour si le beau n’est utile » (Saint-Lambert). Mais tout d’abord, « le beau est toujours intelligible, ou du moins doit l’être » (Gœthe). « Le beau abstrait est la chimère des artistes paresseux qui négligent le beau visible » (Emeric David).

Dans son article, très substantiel, de la Grande Encyclopédie, sur la beauté, M. Henri Marion, professeur à la Sorbonne, a écrit entre-autres choses intéressantes : « Le beau s’adresse à l’homme tout entier, à la raison comme au cœur, à la pensée comme aux sens