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famille, nous n’avons pas, comme le disaient les hommes de la « Constituante » « un monde à refaire », nous avons le monde à refaire.



Le Vrai, le Bien, le Beau. — Il y a, dans la mythologie, trois Grâces. Il y a, dans la philosophie, trois états de grâce : le vrai, le bien et le beau. La définition épinglée avec honneur dans les anthologies : « le beau est la splendeur du vrai » n’explique pas de quelle source lumineuse vient cette splendeur, et, ― la remarque en a été faite, ― on pourrait dire, avec non moins d’exactitude, que le beau est la splendeur du bien. Le bien, par lui-même, a déjà son éclat. Le vrai aussi, mais, comme la glace, un éclat sans chaleur.

Nous disons qu’une chose est vraie, quand nous croyons la connaître absolument, indépendamment de ses apparences.

Nous disons qu’une chose est vraie, quand nous la jugeons conforme à ses apparences.

Enfin, nous disons qu’une chose est vraie quand nous l’estimons conforme à une autre chose que nous réputons vraie. Voilà pourquoi nous disons qu’une nouvelle est vraie, qu’une peinture est vraie, qu’une parole est vraie.

Nous accordons la priorité à la vérité mathématique, car les objets qu’elle se propose n’ont ni forme, ni couleur, ni matière, et sont par suite dénués de ces apparences qu’il faut percer pour connaître l’objet en soi.

Un ouvrier dit à son camarade : « Tu ne viens donc pas déjeuner ? » Le camarade regarde à l’horloge de l’usine et dit : « C’est vrai, il est midi. »

Il se borne à vérifier l’affirmation de l’ami par l’indication de la montre. Les deux sont conformes, et l’expérimentateur considère que le cadran consulté lui donne vraiment l’heure.

Supposons que cette horloge avance : peu importe au travailleur, puisqu’elle règle, pour les ouvriers de l’usine, les heures du travail.

Et, quand même l’horloge serait exacte, il n’est pas vrai qu’il soit absolument midi, puisque l’heure de midi, acceptée par l’usage, est déterminée d’après le temps moyen, et se trouve en discordance avec l’heure astronomique. Et quand même l’heure du temps moyen et l’heure du temps astronomique concorderaient, il serait midi pour les êtres liés à notre système planétaire, non pour les autres, dont l’existence est probable, mais qui vivent sous un autre régime que notre régime solaire.

C’est en ce sens, nous l’avons dit, que la vérité est relative. Nous n’avons besoin d’elle que dans la mesure où elle répond à un problème posé, et nous ne pouvons la pénétrer que dans la mesure où nos moyens nous permettent de la dégager des apparences qui répondent à la perception de l’objet par nos sens.

La vérité est comme une perle que pèle un praticien pour le compte d’un joaillier. Car on peut peler les perles, les dépouiller de leurs tuniques superposées. On le tente notamment lorsque un léger point noir déprécie le précieux fruit, lorsqu’on peut espérer que la tache est superficielle et que la perle gagnera en

valeur, par son pur orient, ce qu’elle perdra en volume.

Nous nous arrêtons de peler quand le point noir a disparu et quand la certitude acquise nous suffit pour la solution cherchée. Si nous pelons plus avant, la perle s’évanouira sans que son âme nous apparaisse.

Toute vérité est donc contingente et nous ne pouvons nous flatter d’atteindre la vérité absolue, si elle existe indépendamment de tout. Que serait le mouvement en dehors du chemin parcouru, des points morts ou des points mobiles dépassés ?

Il est vrai que le soleil se couche dans la mer. C’est-à-dire que tous les témoins qui, sur la côte, assistent à son déclin auront cette impression.

Il n’est pas vrai que le soleil se couche dans la mer. C’est-à-dire que nous traduisons mal une apparence réelle, en nous fiant à nos seuls yeux.



L’idée de bien implique une idée de sacrifice. Le bien consiste dans le sacrifice d’un intérêt personnel pour respecter le droit d’autrui ou pour le rétablir.

Donner vingt francs à un aveugle nécessiteux est bien. Car son infirmité attribue à ce pauvre hère le droit d’être secouru.

Donner vingt francs à un ivrogne qui veut boire n’est pas bien. Car cet homme qui cultive son vice n’a pas le droit de dilapider ce que le bienfaiteur retranche de sa dépense.

Il ne faut pas confondre l’idée de bien avec l’idée de correction ou de rectitude à moins que ces qualités ne supposent l’effort accompli, le défaut dominé, le prélèvement sur la ressource, le sacrifice du repos, du bien-être ou de l’inertie.



L’idée de beau implique l’idée de retranchement ou de sacrifice. Lorsque, pour composer un tout, les parties intégrantes sont sacrifiées ou se sacrifient, sont modérées ou se modèrent, dans une juste subordination des unes aux autres, pour donner à l’ensemble toute sa valeur utile, avec la plus grande rapidité d’achèvement et la plus grande simplicité de moyens, l’œuvre est belle.

Le Panthéon est beau parce que ses assises et ses étages sont proportionnés au poids à supporter, parce que sa colonnade supprime, pour la rapidité avec laquelle le monument s’élance, des soutiens intermédiaires, et parce que les tranches superposées de l’édifice, au lieu de se développer pour elles-mêmes, dans toute l’ampleur qu’elles pourraient isolément recevoir se rapportent à l’œuvre qu’il s’agit de réaliser, s’astreignent et se restreignent à son service.

Le « Qu’il mourût », de Corneille, est beau, parce que, supprimant toute timidité de recherche, toute hésitation de courage, tout échelonnement de discussion, il va droit à la solution sublime qui contient l’héroïsme cumulé du père et du fils.

L’homme admet le vrai, approuve le bien, admire le beau.

Le vrai, le beau, le bien, trois relativités, trois contingences, les trois galons de l’idéal. ― Paul Morel.