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Est-ce à dire que les assurances sociales et toutes réformes sociales sont à condamner ? C’est discutable. Pour moi, ne serait condamnable que l’oubli que toute réforme n’est que l’atteinte d’un nouveau degré de développement de la personnalité ; et que, ce degré atteint, il est du devoir de tous de partir à de nouvelles conquêtes, sur le monde et sur nous-mêmes.

Quelques principes. — L’assurance est le geste par lequel une personne se prémunit contre les conséquences matérielles des risques dont elle peut être victime.

L’assurance d’un risque suppose la détermination de trois éléments essentiels : la valeur matérielle du risque, son degré de probabilité de réalisation et, compte tenu de ces deux éléments, l’importance des ressources nécessaires pour n’en subir les conséquences que dans une mesure donnée.

L’assurance a donc, à la fois, une qualité morale, par la sécurité qu’elle engendre, et sociale, par la garantie de continuité de la fonction qu’elle permet.

Mais l’assurance comporte toujours à son origine l’effort individuel de l’intéressé. L’on s’assure soi-même. Et même quand on verse son argent pour cela à une Compagnie ; même quand, sous forme de réduction de la somme à verser, l’on bénéficie de l’effort collectif, c’est le versement opéré par soi-même qui caractérise l’assurance. Les formes du fonctionnement, par exemple de celui des Sociétés, ne sont que des moyens de rendre des capitaux productifs d’une part, et, d’autre part, de limiter les charges individuelles par la solidarité. Que ces louables opérations profitent à quelques aigrefins, c’est sans doute déplorable ; mais cela doit simplement nous indiquer une fois de plus que notre devoir est de lutter pour transformer un état de choses en vertu duquel certains s’enrichissent des actions les plus utiles et les plus généreuses.

Même dans la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, cette caractéristique de l’assurance est révélée.

Avant qu’elle existe, l’ouvrier n’avait que le droit de poursuivre son employeur aux fins de dommages-intérêts, lorsqu’il pouvait prouver que l’accident dont il était victime était dû à une faute de celui-ci. Il n’y avait lieu qu’à l’application des principes fondamentaux de notre Code Civil qui repose essentiellement sur la notion de responsabilité personnelle, produit de la liberté individuelle à laquelle la Révolution de 1789 fut consacrée. Hors de là, l’ouvrier pouvait toujours s’assurer personnellement contre les accidents. Quand cette loi fut discutée au Parlement, cette notion de responsabilité ne fut pas oubliée. Le développement du machinisme et l’organisation de plus en plus accentuée du travail collectif augmentèrent les responsabilités de l’employeur en matière de sécurité et de l’idée de protection. De là le caractère forfaitaire de cette loi qui n’attribue à l’accidenté qu’une indemnité ou une rente sensiblement inférieure à son salaire. Un parlementaire de cette époque était allé jusqu’à établir une évaluation — évidemment fantaisiste — mais qui ne fut pas sans effet, des responsabilités patronale et ouvrière et des causes inconnues qui sont à l’origine des accidents du travail.

Lorsqu’on parle d’assurance, il ne s’agit donc pas simplement de protection par autrui, de philanthropie, de bienfaisance, d’assistance, de distribution de secours, d’aumônes par des personnes charitables, des œuvres privées ou des institutions publiques. Pour moi, d’où que viennent les secours, c’est la même chose ; il y a, pour le travailleur, producteur de la richesse publique, autant d’inconscience, de renoncement et d’humiliation dans le geste qui consiste à implorer protection contre la misère qu’il y en a pour le misérable invalide et déchu à tendre la main sur la voie publique.

Mais nous n’avons parlé que d’assurance proprement dite, sans lui donner un qualificatif, sans lui attribuer un caractère particulier ; nous ne l’avons envisagée que sous son aspect principal d’acte individuel de prévoyance.

Dans l’assurance dite sociale, à la notion de responsabilité s’ajoute l’idée de solidarité, et si, comme nous le verrons, dans le projet de loi en discussion, l’idée de protection est incluse, les organisations ouvrières ne l’ont pas désirée.

L’assurance sociale est donc, en premier lieu, conditionnée par l’accomplissement du geste individuel de prévoyance du risque à assurer et de préservation des conséquences de la réalisation éventuelle de ce risque. C’est la contribution de l’assuré aux ressources de l’assurance.

Elle est, en second lieu, caractérisée par une organisation qui permet le maximum de solidarité entre les assurés à leur profit exclusif. A-t-on remarqué que les compagnies privées d’assurances font l’assurance contre la foudre, la grêle, l’incendie, l’accident, l’assurance décès, etc., mais ne font jamais l’assurance maladie ? C’est que l’importance de ce risque et sa variabilité engendrent des aléas tels que les calculs et les prévisions actuels les plus précis sont insuffisants à fournir à une Société privée toutes garanties, qu’elle fera toujours face à ses obligations.

Et la solidarité, à la fois dans le temps et dans l’espace, permet une certitude que ne permettent pas les prévisions financières les mieux établies.

Enfin, pour être vraiment sociale une assurance doit être non seulement une opération d’équilibre entre des prévisions de recettes et des prévisions de dépenses, elle doit surtout permettre la constitution de puissants moyens de préservation contre l’invalidité et de lutte contre celle-ci quand elle n’a pu être évitée.

On raconte qu’en Amérique une société d’assurance s’attaqua résolument à la lutte contre la tuberculose. Au bout de quelques années, la morbidité et la mortalité par tuberculose avaient diminué dans de telles proportions que cette société réalisa d’importants bénéfices. Quels qu’aient été ceux-ci, il est évident que la partie sociale de son activité était ainsi considérablement accrue.

Résumons-nous donc. L’assurance est essentiellement un acte individuel de prévoyance. Elle est sociale dans la mesure où elle est basée sur la solidarité (elle est parfois conditionnée par elle) et où elle permet une sérieuse organisation de la prévention et des soins.

Organisation de l’assurance. — Ces principes établis, toute la conception de l’organisation de l’assurance sociale en découle.

Acte individuel de prévoyance ? Par conséquent, ressources de l’assurance fournies par les intéressés eux-mêmes. On peut discuter des avantages et des inconvénient du fait appliqué actuellement ; sur le principe il n’est pas une discussion possible : n’est révolutionnaire que ce qui aboutit au développement de la personnalité, à l’affranchissement de l’individu de tous préjugés, de toutes contraintes morales. L’institution des allocations familiales, qui a diminué les soucis familiaux des ouvriers n’a pas été une œuvre révolutionnaire. Le fait que les ouvriers qualifiés des États-Unis ont des conditions de vie matérielle meilleures que les nôtres, ne prouve pas que ceux-ci ont atteint un degré d’affranchissement plus élevé que le nôtre. Il m’apparaît que le gouvernement russe a, du point de vue révolutionnaire, commis une grosse erreur en essayant d’instituer une vaste assistance d’État. Bien imprudents, sinon coupables, seraient ceux qui, dans les conditions de vie humaine, négligeraient l’élément moral. Et à quelle contradiction se livreraient, ce faisant, ceux qui n’ont que mépris pour la matérialité