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du Soleil, Rabelais, sa Thélème où il disait à l’homme : « Fais ce que veux ! » L’ivresse de l’art était telle qu’elle couvrait tout de somptuosité, même les crimes et les atrocités des princes royaux et d’église.

Le même mouvement vers l’épanouissement humain se manifesta en Allemagne où Nuremberg fut la Florence du Nord. Ulrich von Hutten s’écriait alors : « Ô siècle, ô belles lettres ! Il plaît de vivre, quoi qu’il ne plaise pas encore de se reposer ! » Schmoller a dit, il n’y a pas cent ans : « Sous le rapport de l’art, nous sommes réduits à considérer l’époque du quinzième siècle, si brillante en Allemagne, comme un paradis perdu. » Le besoin d’apprendre s’emparait des populations, des hommes et femmes de tous les âges et de toutes les conditions, attirant les paysans dans les villes. Neuf des universités allemandes actuelles furent fondées dans la deuxième moitié du xve siècle. La découverte de l’imprimerie vint faciliter extraordinairement l’œuvre de l’instruction populaire, en permettant la reproduction du livre à l’infini et la conservation des œuvres qui se perdaient trop souvent.

Ce ne fut qu’au xvie siècle que la Renaissance se manifesta en France, principalement dans l’architecture et dans la musique. La musique française eut alors une originalité qu’elle perdit au siècle suivant. Les écrivains ne purent s’exprimer qu’au milieu des plus grands dangers et tous ceux qui se tournèrent vers les idées nouvelles furent menacés du bûcher. Les « docteurs en Sorbonne » y envoyaient les gens comme les livres. On n’en a pas moins donné à François Ier, par flatterie, le titre de « Protecteur des sciences et des arts. » En 1534, il voulut supprimer l’imprimerie et, en 1546, il laissa brûler vif Étienne Dolet. Dans le domaine de la pensée se produisirent Rabelais, Montaigne et La Boétie.

En Angleterre, la Renaissance se manifesta surtout au théâtre avec Shakespeare, le plus grand écrivain dramatique de tous les temps.

L’Église n’avait pu empêcher le grand mouvement d’idées qui fit la Renaissance et amena contre elle la Réforme, particulièrement en Allemagne. Elle l’empêcha en partie en Italie et en France. En Espagne, elle réussit si bien à l’étouffer qu’elle détermina une décadence dont ce pays ne s’est jamais relevé. Les écrivains et les artistes, Cervantès, Lope de Vega, Calderon, Velasquez, Murillo, qui furent les plus grands de l’Espagne, n’échappèrent aux persécutions qu’en aliénant leur liberté et en devenant des « familiers » de l’Inquisition. Camoens mena la vie la plus misérable pour s’être refusé à cette capitulation. L’Inquisition régna sans partage en Espagne après que les Maures en furent partis. Ses premiers gestes furent de brûler les bibliothèques en même temps que les juifs et tous ceux qui ne voulaient pas la servir, de fermer les écoles et les bains. Les monuments de l’art arabe furent détruits ou défigurés par d’affreux maquillages que « l’art jésuite » devait répandre par la suite dans tous les pays.

La Renaissance se prolongea dans les Flandres avec Rubens et son école, suivis de peintres hollandais du xviie siècle. L’œuvre de Rubens fut l’apothéose du grand élan de la Renaissance vers la vie, la couleur et surtout l’exaltation de la chair délivrée de toutes les macérations mystiques. L’esprit de la Renaissance avait tellement dégagé Rubens des préjugés orthodoxes qu’il a fait figurer un nègre parmi les élus de son Jugement dernier qui est au musée de Munich.

Malgré toutes ses réalisations qui en font la plus grande époque d’art des temps modernes, la Renaissance fut un avortement. Elle avait fait naître de grands espoirs dans la libération de l’esprit humain et l’émancipation de l’individu avec celle subséquente de l’art ; elle ne les réalisa qu’en partie, ayant écarté de ce rêve d’humanité un nombre d’hommes toujours

plus grand. Les penseurs et les artistes, qui n’étaient plus des anonymes, dont la valeur individuelle était mise en évidence, constituèrent une aristocratie de plus en plus renfermée dans un esprit de caste et dédaigneuse du peuple. La pensée et l’art abandonnèrent peu à peu les sources populaires et la nature pour suivre des règles d’écoles bornées et arbitraires. Ils allaient devenir de plus en plus l’expression d’une classe, l’attribut d’un pouvoir absolu et de ses satellites.

Une autre cause d’avortement de la Renaissance fut la Réforme, née pourtant de ses efforts pour trouver la vérité dont l’esprit humain avait soif. Mais la Réforme n’ayant recherché la vérité que dans les préjugés religieux, limita et dévoya cette recherche. Pour Luther comme pour l’Église catholique, la Raison était « la prostituée du diable ». Le peuple, déjà abandonné par les penseurs et les artistes, fut livré à un fanatisme que surexcitèrent les rivalités de l’ancienne religion et de la nouvelle. La même fureur les jeta l’une contre l’autre et le catholicisme de combat opposa les Jésuites aux Réformés. Les guerres qu’ils provoquèrent eurent les plus funestes conséquences. En Allemagne, particulièrement, où la Réforme ramena le servage, les dissensions religieuses aboutirent à la Guerre de Trente ans qui épuisa le pays. Ce fut une réaction contre l’esprit de liberté, la domestication des individus et l’arrêt de tous les progrès. La Renaissance de l’art allemand, si brillante avec Dürer et les Holbein, fut terminée au milieu du xvie siècle. « La Réforme la tua comme elle avait tué la renaissance littéraire » (V. Duruy). L’art allemand allait devenir religieux et sans vie : « c’était peut-être une prière, ce n’était plus un art. » (V. Duruy). « La Réforme, c’est-à-dire le retour strict vers la foi, fut la destruction de l’art. » (É. Reclus). Protestants et catholiques furent, par des voies différentes, ennemis de l’art. Il fut banni des temples où rien ne devait distraire de la pensée de Dieu. Par contre les Jésuites voulurent le rendre plus séduisant pour attirer les foules dans les églises. Ils l’enlaidirent et le pervertirent pour aboutir progressivement à « l’art religieux » d’aujourd’hui, celui des boutiques de St-Sulpice et de l’architecture de la basilique de Lourdes « qui relève d’une esthétique de marchand de bouchons. » (J. K. Huysmans).

La réaction sociale, d’où sortit le pouvoir absolu de la royauté, arriva à donner comme but à l’art la divinisation du Roi-Soleil. C’est à ce fétichisme que s’est appliqué ce qu’on a appelé « le Siècle de Louis XIV ». Certes, ce fut une époque où l’on vit en France de grands artistes, surtout de grands écrivains, mais qui s’employèrent à un art de plus en plus conventionnel, emprisonné au théâtre par la règle des trois unités, préoccupé des convenances du « bon ton », réduit enfin à des flagorneries d’autant moins dignes qu’elles s’adressaient à un roi qui renchérissait sur ses prédécesseurs dans la persécution de la pensée. Jamais l’art ne fut complètement séparé de la nature et de l’humanité que pendant cette période, appelée classique, où il ne s’adressa plus qu’à quelques centaines d’individus composant la cour. Pour ces individus, les nobles qui allaient à la guerre en habit de cour avec leurs maîtresses, leurs cuisiniers et leurs coiffeurs, Eschyle, Sophocle et Euripide furent taillés comme les arbres des jardins de Le Nôtre et coiffés de perruques. Les nobles, « bien nés » et au cœur « sensible », n’auraient pu supporter les brutales horreurs de la tragédie antique, mais ils restaient indifférents aux cruautés de la guerre du Palatinat et des dragonnades comme à la vie misérable du peuple, réduit à l’état de ces galériens dont Puget a traduit la souffrance dans la pierre, ou de ces animaux que La Bruyère a dépeints errants dans les campagnes. Le même caractère conventionnel s’imposa aussi dans les beaux-arts. Si les cathédrales avaient été au moyen-âge l’œuvre de l’élan populaire,