Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/124

Cette page a été validée par deux contributeurs.
ARG
123

aussi dans nombre de proverbes, dictons et sentences : point d’argent, point de Suisse. L’argent n’a point d’odeur. L’argent ne fait pas le bonheur. L’argent est le Maître du Monde. Notre siècle est le siècle d’argent. Tout s’incline devant Sa Majesté l’Argent. L’argent est le nerf de la guerre.

L’usage extrêmement fréquent qui est fait de ce terme : « Argent » proclame hautement la place énorme qu’il occupe dans les relations de toutes sortes et dans toutes les circonstances de la vie. Dans une Société dont la structure économique repose sur le profit, l’argent — nous le prenons ici dans son acception la plus large qui est en même temps la plus courante — confère à ceux qui le détiennent, en réalité ou en apparence, toutes les prérogatives, tous les avantages, toutes les vertus, toutes les supériorités. Il donne de l’intelligence aux niais, de la jeunesse aux vieux, de la beauté aux laids, de la délicatesse aux brutes, de la vertu aux pervers. Il plaide avec succès les causes les moins défendables et les fait triompher. Il se glisse dans toutes les relations humaines et y introduit la bassesse, le calcul, l’intrigue, la convoitise et la haine. Dans les rapports sexuels, il oppose la vente au don, la prostitution à l’amour. Dès que la question d’argent surgit entre amis, l’amitié se dissout. Dans les pourparlers qui aboutissent, par le mariage, à la fondation d’un foyer, à la constitution d’un ménage, à la formation d’une famille, les considérations d’argent prévalent sur toutes les autres et, dans la comédie qui se joue entre conjoints, le notaire qui dresse le contrat est souvent un personnage plus important que les époux eux-mêmes. Qui dira le nombre des familles qui ont été désunies, disloquées par de misérables questions d’argent ? Qui calculera la foule d’enfants et de petits-enfants, de neveux et de cousins qui ont ardemment désiré, fébrilement attendu, ou hypocritement hâté la mort du père, de la mère, de l’oncle ou du cousin dont ils guettaient impatiemment l’héritage ? Qui dressera l’inventaire des jugements rendus sous l’influence ou la pression de l’argent ? Qui établira la statistique des consciences que l’argent a achetées ? Qui supputera l’ignominie des trafics auxquels l’argent a présidé et des contrats conclus par l’unique apport de l’argent ? Qui écrira comme il conviendrait le drame lugubre des mensonges, des fraudes, des trahisons, des infamies et des crimes dont le torrent a eu pour source l’argent ?

C’est par l’argent que, presque toujours, les sentiments les plus nobles sont avilis, les contacts les plus purs souillés, les actions les plus hautes abaissées ! C’est par l’argent, que, presque toujours, les volontés les plus fermes sont amollies et les intelligences les plus lumineuses obscurcies !

L’argent, l’argent, dit-on, sans lui tout est stérile ;
La vertu sans argent est un meuble inutile ;
L’argent seul au Palais peut faire un magistrat ;
L’argent en honnête homme érige un scélérat.

« Boileau. »

« À Paris ! dans nul pays l’axiome de Vespasien (L’argent n’a pas d’odeur) n’est mieux compris ; là, les écus tachés de sang ou de boue ne trahissent rien et représentent tout. Pourvu que la société sache le chiffre de votre fortune, personne ne demande à voir vos parchemins. » — Balzac.

« La voracité du porc est insatiable comme la cupidité de l’avare. Il ne craint pas de se vautrer dans la fange ; il s’engraisse des plus immondes substances ; tout fait ventre pour lui. » —Toussenel.

Il appartenait au régime capitaliste, parvenu de nos jours au point culminant de son développement, d’élever la puissance de l’Argent à un niveau qui n’avait pas, encore été atteint et qui ne peut être dépassé. Aucune

époque n’a mérité autant que la nôtre d’être appelée le siècle de l’Argent. À aucun moment de l’histoire, la souveraineté de l’Argent n’a été aussi indiscutable. Plus vile dans ses origines et plus affameuse et oppressive dans les moyens dont-elle dispose et les méthodes qu’elle emploie que toutes les autres féodalités, celle de l’Argent domine présentement le monde. La fortune de certains milliardaires : rois du rail, du blé, du pétrole, du fer, de l’acier, est un aimant d’une incalculable surface, dont la puissance d’attraction absorbe tout le travail humain. Les ressources que possède la finance internationale mettent celle-ci en mesure d’accaparer toute la production mondiale et d’en monopoliser tous les profits. Tous les États sont à la merci de ces formidables puissances d’Argent dont, par ricochet, tous les particuliers sont les tributaires et les esclaves. (Voir : Accaparement, Accumulation des richesses, Capitalisme, Bourses du Commerce et des Valeurs). Les quelques milliers d’individus richissimes, qui ont un pied dans toutes les grandes entreprises, tiennent sous leur dépendance absolue les chefs d’État, les Parlements, les Ministres, les Diplomates, les chefs militaires, les représentants de la grande Presse et, par le truchement de ceux-ci, ils mènent, dirigent et gouvernent les peuples. Calme ou tempête, abondance ou disette, travail ou chômage, paix ou guerre, la vie des collectivités humaines dépend de la volonté de ces manieurs d’argent, de leur entente ou de leur rivalité.

L’Argent est le symbole de la société bourgeoise. « Enrichissez-vous ! » a conseillé l’historien et ministre Guizot ; et ce conseil est plus suivi que tout autre à notre époque d’agio et de spéculation où tout est à vendre et où presque tout le monde ne vit et ne travaille que pour gagner de l’argent, beaucoup d’argent.

L’argent crée un privilège extraordinaire : celui qui possède de l’argent en certaine quantité n’est pas dans l’obligation, pour suffire à ses besoins, de produire quoi que ce soit. Il lui suffit de placer son argent avec adresse et prudence, pour que, fécondé par le travail des autres, celui-ci fructifie. L’enfant qui trouve dans son berceau « cent mille francs de rente » a la faculté, sans jamais rien produire, sans se livrer à un travail quelconque, de dépenser chaque année, en objets de consommation et produits de toutes sortes, jusqu’à concurrence de cette somme de cent mille francs. Il est évident que, ne produisant rien lui-même, il vit de la production des autres. C’est, à proprement parler, un vol caractérisé et il est scandaleux que la Loi consacre et que la force publique protège cette spoliation.

Il en est pourtant ainsi. Il y a pis : après avoir vécu dans le bien-être et l’oisiveté, cet homme, en possession d’un revenu de cent mille francs meurt. Gardez-vous de croire que son argent revient à ceux dont le travail a assuré son bien-être. Devenu père, il transmet à ses enfants son argent, et ceux-ci bénéficient à leur tour du même régime que leur père. Il y a pis encore : si ces parasites, père et enfants, dépensent moins de cent mille francs l’an, ils ont soin de « placer » la différence ; celle-ci vient s’ajouter à l’argent mis antérieurement en réserve ; ce nouveau tas d’argent vient augmenter le revenu familial ; il fait — comme dit le populaire — des petits et, après quelques générations, il se produit ce fait qui serait incroyable si de multiples exemples n’en attestaient pas l’exactitude : de père en fils, cette famille double, triple, décuple sa fortune, sans jamais rien faire, par la puissance de fructification de l’argent qu’elle détient. Il est, cependant, hors de doute que, abandonné à lui-même, cet argent serait frappé de stérilité organique et qu’il ne fructifie que dans la mesure où il est fécondé par le travail d’autrui. Cette simple observation fait comprendre mieux que les démonstrations les plus savantes, l’immoralité de la rente, du